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L’après-diner ou s’en va danser
et chanter aussi, sauf Dorigène seule,
920 qui toujours faisait sa plainte et sa lamentation,
car elle ne le voyait point figurer dans la danse
celui qui était son mari et aussi son amour.
Mais cependant il lui fallut quelque temps demeurer
et avec bon espoir laisser son chagrin s’adoucir.

À cette danse, parmi d’autres hommes,
dansait un écuyer devant Dorigène,
qui était plus frais et plus joli d’accoutrement,
d’après mon jugement, que n’est le mois de mai.
Il chante, danse, dépassant tout homme
930 qui vive ou ait vécu, depuis que le monde commença.
Avec cela, il était, si l’on avait à le décrire,
un des hommes vivants qui se comportait le mieux,
jeune, fort, très vertueux, et riche, et sage,
et beaucoup aimé, et tenu en grande estime.
Et, en un mot, ai je dois dire la vérité,
sans que Dorigène le sût du tout,
ce brave écuyer, servant de Vénus,
que l’on appelait Aurélius,
l’avait aimée mieux que toutes les créatures,
940 depuis deux ans et plus, par aventure,
mais il n’osait jamais lui dire sa souffrance.
Il buvait sans coupe[1] toute sa peine.
Il était désespéré ; il n’osait rien dire,
sauf que, dans ses chansons, il révélait un peu
son mal, comme dans une plainte générale.
Il disait qu’il aimait, et n’était en rien aimé.
Sur un tel sujet il fit bien des lais,
chants, complaintes, rondels, virelais,
où il se plaignait de n’oser pas dire son chagrin,
950 et de languir comme une furie dans l’enfer :
il lui fallait mourir, disait-il, comme mourut Écho
pour Narcisse, pour ce qu’elle n’osa pas dire son mal.
D’aucune autre manière que celle que vous m’entendez dire
il n’osait lui révéler, à elle, sa souffrance ;

  1. Sans coupe, d’après Mr. Skeat, signifierait « à grands traits », non par petites gorgées successives.