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et que dessous est le cadavre, ainsi que vous savez[1],
520 tel était cet hypocrite, tout ensemble froid et chaud ;
et il tenait son but caché de telle sorte
que (sauf le diable) personne ne connaissait ses desseins.
Enfin si longtemps il pleura et se lamenta,
et pendant tant d’années me simula ses hommages,
que mon trop pitoyable et simple cœur,
tout crédule devant sa suprême fourberie,
par crainte de sa mort, — je le croyais, du moins, —
sur la foi de ses serments et de ses assurances,
lui accorda son amour, à cette condition
530 que toujours mon honneur et renom
seraient saufs, et en privé et en public ;
bref, me fiant à ses mérites,
je lui donnai tout mon cœur et toute ma pensée,
— Dieu sait et lui aussi que sans cela je ne l’eusse fait, —
et pris son cœur en échange du mien pour toujours.
Mais on dit justement, et c’est un vieux proverbe :
« Honnête homme et voleur ne pensent pas de même. »
Et quand il vit la chose avancée à ce point
que je lui avais accordé pleinement mon amour
540 de la façon que j’ai dit tout à l’heure,
et donné mon cœur loyal aussi sincèrement
que lui-même jurait m’avoir donné son cœur,
voilà qu’alors ce tigre plein de duplicité
tombe à genoux avec si dévote humilité,
avec si grand respect, et, à juger par son air,
si semblable en ses manières à un gent amoureux,
si transporté de joie, à ce qu’il semblait,
que jamais Jason, ni Paris de Troie,
— Jason ? que dis-je ? ni aucun autre homme
550 depuis que vécut Lamech, qui fut le premier
à aimer deux femmes, comme d’aucuns l’ont écrit jadis, —
non, jamais depuis que naquit le premier homme,
personne ne put, pour la vingt-millième partie,
imiter les sophismes de son art,
ni n’eût été digne de lui déboucler sa galoche[2],

  1. Saint Mathieu, XXIII, 27.
  2. Allusion assez libre à l’Évangile de saint Marc, I, 7. Le mot galoche est dans Chaucer à plus d’une reprise. Il existait donc en français, selon toute vraisemblance, bien avant 1382, date que Littré donne comme celle de sa première apparition dans nos vieux textes.