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s’arrangeait pour vivre très délicieusement.
Sa maison, sa parure étaient aussi riches
pour son rang que celles d’un roi.
Entre autres choses de luxe,
il avait fait faire un jardin, tout clos de murs de pierre ;
2030si beau jardin, je n’en connais nulle part,
car sans le moindre doute, je présume
que celui qui écrivit le Roman de la Rose[1]
n’aurait pu, comme il faut, en décrire la beauté ;
et Priape[2] non plus ne pourrait suffire,
quoiqu’il soit le dieu des jardins, à dire
la beauté de ce jardin et de la fontaine
qui sortait de dessous un laurier toujours vert.
Souventes fois, Pluton et sa reine
Proserpine, et son escorte de fées,
2040prenaient leurs ébats et menaient mélodie
près de cette fontaine et dansaient, à ce qu’on raconte.
Ce noble chevalier, ce vieil Janvier
trouvait telles délices à s’y promener et divertir
qu’il ne souffrait pas que personne en eût la clé
sauf lui-même ; car de la porte
il avait toujours sur lui une petite clé d’argent,
avec laquelle, quand il lui plaisait, il ouvrait cette porte.
Et quand il voulait payer sa dette à sa femme,
dans la saison d’été, il s’y rendait
2050avec Mai, sa femme, et nul autre avec eux,
et les choses qui n’étaient pas faites dans le lit,
dans le jardin il les parfaisait et réussissait.
En telle guise, maints jours joyeux
passèrent Janvier et la fraîche Mai,
mais les joies de ce monde ne peuvent toujours durer,
pas plus pour Janvier que toute autre créature.

L’Auteur. — O bonheur passager, fortune instable,
semblable au scorpion si trompeur,
qui flattes avec ta tête lorsque tu veux piquer ;
2060ta queue, c’est la mort, à cause de ton venin.
O joie fragile ! ô doux venin étrange !

  1. Guillaume de Lorris.
  2. « Hortorum decus et tutela Priapus. » (Ovide, Fast., I, 415.)