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suspecte l’heure où il agissait ainsi.
Hélas ! sa fille qu’elle aimait tant,
elle pensait qu’il allait la tuer sur-le-champ,
et néanmoins elle ne pleurait ni ne soupirait,
consentante au bon plaisir du marquis.

Mais, enfin, elle se mit à parler
et doucement implora le sergent,
en digne gentilhomme qu’il était,
550de la laisser embrasser son enfant avant qu’il ne mourût,
et, sur son sein, elle posa ce petit enfant
et d’un visage bien triste se mit à baiser l’enfant
à le bercer, et puis à le bénir.

Et ainsi disait-elle, de sa voix bénigne :
« Adieu, mon enfant, je ne te reverrai plus jamais,
mais, puisque je t’ai marquée du signe de la croix,
puisses-tu être bénie de ce Père
qui mourut pour nous sur le bois de la croix.
Ton âme, petit enfant, je la lui confie,
560car, cette nuit, tu dois mourir à cause de moi[1]. »

Je crois que pour une nourrice dans ce cas,
il eût été dur de voir cette cruauté :
plus encore une mère aurait-elle pu crier : hélas !
et cependant elle resta si constante, si ferme,
qu’elle endura toute cette adversité
et dit doucement au sergent :
« Reprenez maintenant votre pauvre petite fille.

Allez (dit-elle), exécutez les ordres de mon seigneur ;
pour une chose seulement, j’implore votre pitié :
570si mon seigneur ne vous l’a défendu, enterrez
du moins ce petit corps en un lieu
où bêtes ni oiseaux ne le viennent déchirer. »
Mais lui, sans dire un mot à ce propos,
saisit l’enfant et alla son chemin.

  1. Ces deux stances (v. 547-560) qui rappellent celles de l’Homme de Loi (p. 151-2, v. 834-848), sont presque entièrement de Chaucer. Pétrarque dit seulement : « Sed tranquilla fronte puellulam accipiens, aliquantulum respexit, et simul exosculans, benedixit, ac signum sanctæ crucis impressit, porrexitque satelliti » .