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Et lorsqu’elle revenait à la maison, elle rapportait
souvent des racines ou d’autres herbes
qu’elle hachait et faisait bouillir pour leur nourriture ;
elle se faisait son lit bien dur et nullement doux ;
et toujours elle prolongeait la vie de son père
230par toute l’obéissance et tout l’empressement
d’une enfant qui s’applique à honorer son père.

Sur Grisilde, sur cette humble créature,
bien souvent le marquis avait fixé les yeux,
lorsque par aventure il passait en chassant ;
et quand il arrivait qu’il la pût apercevoir,
ce n’étaient pas les regards licencieux du vice
que ses yeux jetaient sur elle, mais de façon grave
bien des fois il considérait pensivement son visage,

louant à part lui son sérieux de femme
240et aussi sa vertu, que nul n’égalait
à un âge si tendre, aussi bien en manières qu’en actions.
Car si le peuple n’est pas grand connaisseur
en vertu, lui, il rendait pleine justice
à ses qualités, et avait résolu qu’elle seule
serait sa femme, si jamais il se mariait.

Le jour du mariage est venu, mais personne ne peut
dire qui sera la mariée ;
de ce mystère beaucoup de gens s’étonnent
et disent, lorsqu’ils se parlent en secret :
250« Notre seigneur ne renoncera-t-il jamais à ses frivolités ?
ne veut-il donc pas se marier ? hélas, hélas, malheur à nous !
pourquoi nous jouer ainsi et s’abuser soi-même ? »

Mais, néanmoins, le marquis a fait faire,
avec des gemmes serties d’or et de pierre d’azur,
broches et anneaux destinés à Grisilde ;
et pour ses vêtements il a fait prendre mesure
sur une jeune fille de stature égale,
ainsi que pour tous les autres ornements
que nécessitent de telles épousailles.

260La troisième heure de ce même jour
approche, où le mariage se doit faire,