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Quand il résiste à notre tentation,
il s’assure son salut ;
quoique ce n’ait pas été notre intention
1500 qu’il fût sauvé, et que nous voulions l’emporter.
Et nous sommes parfois les serviteurs de l’homme,
comme pour l’archevêque Saint Dunstan ;
et je fus aussi serviteur des apôtres. »
« Mais dites-moi (dit le semoneur), sans mentir,
vous faites-vous de nouveaux corps ainsi chaque fois
composés d’éléments ? » Le démon répondit : « Non ;
tantôt nous sommes formes vaines, et tantôt nous nous levons
en des corps morts, de très diverses façons,
et parlons aussi raisonnablement et justement et bien
1510 que Samuel parla à la pythonisse[1].
Et pourtant d’aucuns prétendent que ce n’était pas lui ;
il ne me chaut de votre théologie.
Mais je t’avertis d’une chose, je ne plaisante pas,
tu sauras en tous cas comment nous sommes formés ;
tu viendras après cette vie, mon cher frère,
là où tu n’auras pas besoin d’apprendre de moi.
Car tu seras capable par ta propre expérience
d’être lecteur en chaire et traiter ce sujet
mieux que Virgile, pendant qu’il était en vie,
1520 ou que Dante aussi ; or ça chevauchons vite.
Car je veux demeurer en ta compagnie
jusqu’au moment où tu me quitteras. »
« Non (dit notre semoneur), ceci n’arrivera pas ;
je suis yeoman[2], c’est chose connue loin à la ronde ;
je tiendrai ma parole certes en cette affaire.
Car fusses-tu le diable Satanas lui-même,
je tiendrai parole à mon frère,
comme j’ai juré, et nous avons juré l’un à l’autre
d’être frères loyaux en cette affaire ;
1530 et ensemble nous allons à notre profit.
Tu prendras ta part, quoi que l’on veuille te donner,
et moi la mienne ; ainsi nous gagnerons notre vie.
Et si l’un de nous deux a plus que n’a l’autre,
qu’il soit loyal et partage avec son frère. »

  1. I, Samuel, 18, 7.
  2. « Parole de yeoman » équivaut à notre « caution bourgeoise ».