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point de réserve ni par conscience ni par crainte de péché,
mais en frère dites-moi comment vous vous y prenez. »
« Or çà, sur ma foi, cher frère (dit-il),
je vais certes vous dire la vérité entière ;
mes gages sont bien maigres et bien petits.
Mon seigneur est dur pour moi et chiche,
et mon labeur est très pénible ;
aussi je vis d’extortions,
1430 car sur ma foi je prends tout ce qu’on veut bien me donner ;
n’importe comme, par dol ou par violence,
d’une année à l’autre je gagne ma subsistance.
Je ne puis mieux dire en toute franchise. »
« Ores certes (dit le semoneur), ainsi fais-je ;
je n’hésite à m’emparer, Dieu le sait,
que de ce qui est trop lourd ou trop chaud à tenir[1].
Ce que je peux prendre en secret et sans souffler mot,
je ne m’en fais cas de conscience aucun ;
n’était ce que j’extorque, je ne pourrais pas vivre,
1440 et de ces tours je ne veux point me confesser.
Je ne connais ni pitié ni conscience ;
je maudis les pères confesseurs tous tant qu’ils sont.
Notre rencontre est heureuse, par Dieu et par Saint Jacques !
Mais, très cher frère, dis-moi donc ton nom. »
Ainsi parla notre semoneur et cependant
le yeoman de sourire un petit.
« Frère (dit-il), veux-tu que je te le dise ?
Je suis un diable, mon séjour est en l’enfer.
Et je vais ici à cheval en quête de mon gain,
1450 cherchant si on me donnera quelque chose.
Mon gain est la source de tout mon revenu.
Vois ! tu chevauches avec le même désir,
pour gagner profit : il ne te chaut de quelle façon ;
et moi de même, car je chevaucherais bien en ce moment
jusqu’au bout du monde pour trouver une proie. »
« Ah ! (dit notre semoneur), benedicite, que dites-vous ?
Je pensais que vous étiez un yeoman vraiment.
Vous avez tout comme moi une forme humaine ;

  1. Cf. : « Ne laissoient riens à prendre, s’il n’estoit trop chaud, trop froid, ou trop pesant ». (Froissart, V. 1, c. 229.)