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Lorsque mon quart mari fut mis en son cercueil,
je pleurai sans arrêt et fit mine attristée,
comme épouse le doit, puisque l’usage est tel,
590et de mon couvrechef je couvris mon visage.
Mais pour ce que j’étais pourvue d’un épouseur,
je ne pleurai que peu, et vous pouvez m’en croire.
    A l’église on porta au matin mon mari.
Les voisins étaient là qui pour lui menaient deuil,
595et parmi les deuillants Janequin notre clerc.
Ainsi m’assiste Dieu, quand je le vis marcher
derrière le cercueil, il me parut avoir
et la jambe et le pied si bien tournés et beaux
qu’au jouvenceau mon cœur tout entier fut donné.
600Il avait, que je crois, vu passer vingt hivers,
moi quarante, s’il faut vous dire vérité.
Mais j’avais toujours, moi, gardé dent de pouliche.
J’avais dents écartées et cela m’allait bien.
J’étais marquée au sceau de madame Vénus.
605Ainsi m’assiste Dieu, j’étais une luronne,
et belle et riche et jeune et de joyeuse humeur ;
et au vrai, comme me le disaient mes maris,
j’avais le plus fameux quoniam[1] qu’on pût trouver.
Car, pour certain, je suis vénérienne toute
610de sentiment, tandis que mon cœur est martien.
Vénus m’a octroyé mon feu, ma paillardise,
et Mars m’a octroyé ma hardiesse intrépide.
Mon ascendant, ce fut le Taureau, où fut Mars.
Pourquoi faut-il, hélas, qu’amour ce soit péché ?
615J’ai sans cesse suivi mon inclination,
ma constellation exerçant sa vertu.
De là vient que jamais je n’ai su refuser
ma chambre de Vénus[2] à nul bon compagnon.
Et je porte de Mars le signe sur ma face[3]
620et aussi en un autre endroit qui est caché.
Car, vrai comme j’espère avoir de Dieu salut,
je n’ai jamais aimé avec discrétion,

  1. Cf. Cent Nouv., LXXVIII : « Sa bonne femme ne fut pas si oiseuse qu’elle ne presta son quoniam à trois compaignons ».
  2. Rom. de la Rose, 13938, elz.
  3. Quicunque Martem ascendentem habet, omnino cicatricem in facie habebit.