Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/305

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

55Je sais bien qu’Abraham a été un saint homme.
Et Jacob en fut un, pour autant que je sache.
Et ils ont eu pourtant chacun plus de deux femmes.
Et maint autre saint homme encore en eut plus d’une.
Quand vites-vous jamais en un âge quelconque
60les hauts décrets de Dieu défendre mariage
en mots qui soient exprès, de grâce, dites-moi ?
Et la virginité, où l’a-t-il commandée ?
Je sais tout aussi bien que vous, sans aucun doute,
ce que l’apôtre a dit touchant virginité.
65Il a dit n’avoir pas pour elle de précepte[1].
On peut bien conseiller femmes de rester vierges,
mais conseil, vous savez, n’est pas commandement
Il a laissé le point à notre jugement.
Car, dès que Dieu aurait enjoint virginité,
70par là même il aurait condamné mariage. ;
et certes, s’il n’était semé aucune graine,
virginité, alors d’où donc sortirait-elle ?
Paul, pour dire le moins, n’eût osé commander
chose sur quoi son maître n’avait point dicté d’ordre.
75Au but est mis le dard, prix de virginité[2] :
l’emporte qui pourra ! Voyons qui court le mieux.
    Mais ce précepte-là n’a point de lieu partout,
sauf où il plaît à Dieu lui prêter de sa force.
Je sais parfaitement que l’apôtre était vierge ;
80mais pourtant, quoiqu’il ait écrit et qu’il ait dit
qu’il eût voulu que tous fussent comme lui-même[3],
ce n’est tout que conseil prônant virginité,
et de me marier il m’a donné congé[4]
indulgemment : partant il n’y a point de crime
85à m’avoir, si de vie à trépas va mon homme,
sans qu’on puisse objecter que ce soit bigamie.
S’il est avantageux de ne point toucher femme[5], —

  1. I, Cor., VII, 6, 25. Saint Paul dit qu’il parle sur ce sujet en son nom et non en celui de Dieu.
  2. 1, Cor., IX, 24. — Il semble qu’une arme, javelot ou dard, ait été parfois donnée au gagnant pour prix de la course. Le vers de Chaucer pourrait d’ailleurs couvrir une équivoque.
  3. I, Cor., VII, 7.
  4. I, Cor., VII, 6.
  5. I, Cor., VII, 4.