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XXX
INTRODUCTION.

tendre est encore plus manifeste si l’on songe que les quelques additions qu’il y a faites en sont à peu près sans exception les passages les plus pathétiques, les plus pleins de douceur humaine, et témoignent d’une exquise délicatesse de sensibilité. Toutefois les vers originaux ne sont là que quelques gouttes très pures apportées à de larges rivières. D’un goût plus douteux sont des parenthèses humoristiques qui dérangent quelquefois (sans justification dramatique) la teneur égale, l’unité d’impression d’une histoire qui a besoin de foi. Si chère que nous soit sa malice, avouons que Chaucer ne se retient pas toujours assez de sourire aux endroits où il devrait tenir sa gravité. À tout prendre, c’est surtout pour ses compatriotes qu’il est considérable comme poète de la piété, de la chevalerie ou du sentiment. À cet égard, si l’on fait exception pour les deux cents premiers vers si suaves du Conte du Franklin dont on n’a pas encore retrouvé la source immédiate, il n’a rien apporté de considérable à la poésie européenne.

Tout autre est le cas pour les histoires comiques et réalistes, analogues à nos fabliaux. Ici l’enrichissement est tel qu’on pourrait parler de création. Et cela reste en partie vrai, même si nous comparons Chaucer avec l’auteur du Décaméron, qui sut infuser à un genre originairement si sec tant de chaleur et de rougeur de sang. Mais tandis que Boccace, gardant la concision du genre, ne dépasse guère le tableau de mœurs, Chaucer, moins dense et moins passionné, s’avance progressivement vers l’étude des caractères ; il reproduit à l’intérieur de plus d’un de ces contes cet effort pour saisir l’individu qui fait la gloire de son Prologue. Boccace mène au roman picaresque ; Chaucer montre déjà la voie à Molière et à Fielding. C’est à ce point que chez lui l’intrigue, l’anecdote initiale, qui fut le tout du fabliau et qui reste le principal dans Boccace, passe à l’arrière-plan, s’efface, n’est plus guère qu’un prétexte. Dès le Conte du Meunier on s’en aperçoit à l’importance que prennent les portraits : celui de l’étudiant, celui du clerc Nicolas, celui d’Alison. Mais le plus caractéristique à cet égard est le Conte du Semoneur. Tout ce qui importe, ce sur quoi Chaucer s’étend, c’est la mise en scène du Frère mendiant, ses façons à la fois