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et aussitôt on lut la requête maudite ;
le contenu était ce que vous allez ouir :
« À vous, monseigneur, messire Apius si cher,
moi, votre pauvre serviteur Claudius, j’expose
180comment un chevalier appelé Virginius,
à l’encontre de la loi et de toute équité,
retient, contre ma volonté expresse,
ma servante, qui par droit est mon esclave[1] ;
elle me fut volée chez moi, pendant la nuit,
lors qu’elle était toute jeune ; cela, je le prouverai
par témoins, monseigneur, s’il ne vous en déplaît ;
point n’est sa fille, quoiqu’il en die ;
c’est donc vous, seigneur juge, que je prie
de me bailler mon esclave, si telle est votre volonté. »
190C’était là tout le contenu de la requête.
Virginius fixa les yeux sur le ribaud ;
mais, en toute hâte, avant que lui-même eût parlé
— et il aurait prouvé, comme le doit un chevalier,
et aussi par le témoignage de maint individu,
que le dire de son adversaire n’était que mensonge —
ce juge maudit ne voulut rien attendre,
ni écouter un mot de plus de Virginius,
mais il rendit son jugement, et dit ainsi :
« J’octroie à ce ribaud sa servante à l’instant ;
200tu ne la garderas pas plus longtemps en ta demeure ;
va la chercher, mets-la sous notre garde ;
le ribaud aura son esclave ; telle est ma sentence. »
Lorsque ce digne chevalier Virginius[2],
par sentence de ce juge Apius,
doit, de force, remettre sa fille chérie
au juge, pour vivre dans la luxure,
il retourne chez soi, s’assied dans la grand’salle
et tout à l’instant fait appeler sa fille chérie ;
et, le visage mort comme des cendres froides,
210il se mit à contempler son visage modeste,
et sa douleur de père lui transperçait le cœur.
Pourtant, point ne voulut renoncer à son dessein :
« Ma fille, dit-il, toi qu’on appelle Virginia,

  1. Cf. Roman de la Rose, 5628-5633.
  2. Cf. Roman de la Rose, 5648-5654.