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le loup met en pièces force moutons et agneaux.
Que ce seul exemple suffise ici,
car il me faut revenir à mon sujet.
Cette damoiselle, dont je vais raconter l’histoire,
se comportait de façon à n’avoir point besoin de gouvernante ;
car en sa vie damoiselles pourraient lire
comme en un livre toutes bonnes paroles et actions
qui conviennent à fille vertueuse :
110elle était si prudente et si bienfaisante.
C’est pourquoi la renommée issit de tous côtés
et de sa beauté et de sa bonté grande ;
et donc, par le pays, un chacun la louait
qui aimait la vertu, sauf l’envie toute seule
qui du bonheur d’autrui va se chagrinant
et s’éjouit de sa peine et de son malheur
(c’est le Docteur[1] qui fait cette description).
Cette damoiselle un jour s’en fut à la ville
en un temple avec sa mère chérie,
120comme ont accoutumé les jeunes damoiselles.
Or il était un juge en cette ville,
lequel était gouverneur du pays.
Il advint que ce juge jeta les yeux
sur cette damoiselle, l’avisant bien vite
lors qu’elle vint à passer où se trouvait ce juge.
Tout aussitôt changèrent son cœur et sa pensée
tant il fut captivé par la beauté de la damoiselle ;
et en soi-même, très secrètement, il se dit :
« Cette fille sera mienne, en dépit de quiconque ».
130Tout aussitôt le démon en son cœur accourut
et lui souffla soudain que, par ruse,
il pourrait gagner la damoiselle à ses projets.
Car, certes, ni par force ni par présent,
pensait-il, il n’était capable de réussir ;
car elle avait force amis, et, de plus, elle
était tellement affermie en sa vertu souveraine
qu’il savait bien que jamais il ne pourrait l’entraîner
à bailler son corps au péché.
Ce pourquoi, après mûre délibération,

  1. Saint Augustin.