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sentimental, et voici un lot de fabliaux. Les histoires arrivent là de toutes les sources, et, loin de cacher leur origine, souvent le poète lui-même la révèle : elles viennent de la Légende dorée, des contes merveilleux d’Orient, des lais celtiques, de l’histoire ancienne ; c’est une fable tirée d’Ovide ou une fable dérivée du Roman de Renard ; c’est une allégorie religieuse extraite de Trivet ou une épopée romanesque issue de Boccace ; c’est un dit, ou monologue à la façon de France.

Il fallait encore — et ce n’était pas le moins difficile de la tâche — attribuer à chaque pèlerin celui de ces contes qui convenait à sa caste et à sa nature. Cela encore Chaucer l’a fait admirablement où il a eu le temps de le faire, et la réussite est telle dans les parties achevées de son poème qu’on peut, qu’on doit admettre qu’il y eût triomphé d’un bout à l’autre s’il avait mené l’œuvre à sa conclusion. Son plan était immense. Chacun des trente pèlerins s’engageait à dire deux contes en allant à Canterbury et deux au retour. Cela eût fait cent vingt contes au total. Or Chaucer n’a pas même pu donner un seul conte à chacun des voyageurs. Ce qui est infiniment plus regrettable, il n’a pas toujours eu le loisir de faire, même pour les vingt-quatre contes vraiment contés, l’ajustement du conte au conteur. Il n’a pas même effacé partout les traces de ses hésitations : — le Marin semble parler tout d’un coup comme s’il était une femme, la seconde Nonne se désigne comme « un indigne fils d’Ève », l’Homme de loi annonce une histoire en prose et dit une légende en stances. On ne saurait donc parler de l’adaptation comme accomplie en chaque rencontre. Mais assez a été accompli pour que nous appréciions le dessein du poète et son talent d’exécution. Ce que nous avons permet d’affirmer que ce simple rattachement, où il a été fait, contenait le germe d’une transformation capitale dans la littérature et même dans l’esprit, — un progrès dont Chaucer ne trouvait le modèle nulle part.

Un conte peut en effet être considéré en soi ; le but de l’écrivain est alors de lui faire produire la plus forte impression par la manière dont il distribue les parties, dont il suspend et dénoue l’intrigue, dont il agence les détails en vue du coup de sur-