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il tua le serpent de feu venimeux ;
des deux cornes d’Acheloüs il brisa l’une ;
et il tua Cacus dans une caverne de pierre ;
il tua le géant Anthée le fort ;
il tua le sanglier terrible, et cela sans délai,
3300 et porta le ciel longtemps sur ses épaules.

Jamais homme ne fut, depuis le commencement du monde,
qui tua tant de monstres que lui.
D’un bout à l’autre de ce vaste monde son nom courut ;
tant pour sa force que pour sa grande bonté,
et il alla visiter tous les royaumes.
Il était si fort qu’aucun homme ne pouvait lui résister ;
aux deux extrémités du monde[1], dit Trophée[2],
en guise de borne, il planta une colonne.

Ce noble champion avait une concubine
3310 qui avait nom Dejanire, fraîche comme Mai ;
et comme les clercs en font récit,
elle lui envoya une tunique fraîche et gaie de couleurs.
Hélas ! cette tunique (hélas et malheur !)
était aussi empoisonnée si subtilement,
qu’avant qu’il l’eût portée une demi journée,
sa chair se détachait toute de ses os.

Mais néanmoins certains clercs[3] en reportent le blâme
sur un qui s’appelait Nessus, qui la fit ;
quoi qu’il en soit, je ne veux pas accuser Dejanire ;
3320 or sur son dos nu il porta cette tunique,
jusqu’à ce que sa chair fût noircie par le poison.
Et quand il ne vit plus d’autre remède,
il se fit un lit de charbons ardents,
car mourir de poison était indigne de lui.

Ainsi périt ce noble et puissant Hercule ;
las ! qui peut se fier à la fortune un instant ?
car celui que suit tout le monde en foule

  1. C’est-à-dire les deux points extrêmes de l’Europe et de l’Afrique.
  2. Quel est ce Trophée ? Il paraît difficile de le savoir. C’est Guido delle Colonne qui, racontant les Travaux d’Hercule dans son « Historia Trojana », parle des fameuses colonnes : ni Ovide ni Boèce n’en font mention.
  3. D’après Ovide et Boccace Dejanire ignorait que la tunique dût produire ces effets terribles.