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Jusque-là Mellibée avait écouté patiemment le long discours de Dame Prudence, il l’arrête maintenant, il n’est pas du nombre des « bien parfaits », « son cœur ne peut être en paix jusques à tant qu’il soit vengé », n’est-il pas riche ? pourquoi ne pas profiter de l’avantage que donne la fortune puisque « toutes choses, selon Salomon, obéissent à pécune » ?

« La fiance, de vos richesses, répondit doucement Prudence, ne suffit pas à guerre maintenir. La victoire ne dépend pas du grand nombre de gens ou de la vertu des hommes mais de la volonté de Dieu. » Et elle conclut ainsi : « Je vous conseille que vous accordiez à vos ennemis et que vous ayez paix avec eux, car vous savez que un des plus grands biens de ce monde, ce est paix. Pour ce dit Jésus-Christ à ses apôtres : bienheureux sont ceux qui aiment et pourchassent paix, car ils sont appelés enfants de Dieu. »

Alors Mellibée se déclara convaincu par « ces paroles très douces » et s’en remit entièrement au jugement de Dame Prudence. Celle-ci manda les adversaires en secret lieu, et les ramena à de meilleurs sentiments. Ensuite elle réunit les amis de Mellibée qui conseillèrent à celui-ci le pardon. Par un suprême retour de l’esprit de vengeance, Mellibée se disposait à prononcer contre ses ennemis repentants une sentence sévère : l’exil et la confiscation des biens, quand Prudence intervint encore. « Quand Mellibée eut ouï les sages enseignements de sa femme, si fut en grande paix de cœur et loua Dieu qui lui avait donné si sage compagne, et quand la journée vint que ses adversaires comparurent en sa présence, il parla à eux moult doucement et leur dit : la grande humilité que je vois en vous me contraint à vous faire grâce et pour ce nous vous recevons en notre amitié et en notre bonne grâce, et vous pardonnons toutes injures et tous vos méfaits encontre nous, à celle fin que Dieu au point de la mort nous veuille pardonner les nôtres. »