Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/17

Cette page a été validée par deux contributeurs.

donner précisément et complètement la liste des écrits qu’il avait dès 1386 achevés ou commencés. D’ailleurs il se sentait très capable d’ajouter presque indéfiniment à la série de ces compositions aux tons variés. S’il pouvait trouver le moyen de combiner ces contraires, il aurait atteint pour la première fois l’équilibre que réclamait son intelligence. Ainsi présenterait-il une vision mobile et contrastée, partant vraie, de la nature humaine. Combien serait neuf un recueil vaste qui pourrait associer de façon naturelle ces extrêmes, dans le sein complaisant duquel se placeraient sans effort le fabliau auprès du conte sentimental, le récit pieux à côté du roman chevaleresque, le sermon en face du dit satirique ! Et comme cela s’accorderait mieux avec sa nature, lui qui avait toutes ces humeurs à tour de rôle, et aucune de façon stable, de mettre au monde l’œuvre composite où il se manifesterait, selon les pages, lyrique, épique, conteur tendre, conteur leste, plein de poésie, ou de sentiment, ou d’humour, ou de jovialité !

Or le Moyen Âge avait produit, — et Chaucer les connaissait bien, — de longues séries d’histoires, inspirées de l’Orient, comme les Gesta Romanorum ou le Roman des Sept Sages. Si Chaucer ne semble pas avoir jamais eu entre les mains ce merveilleux Décaméron où Boccace venait de renouveler le genre en faisant de ses cent nouvelles un tableau vivant de la société florentine, il n’ignorait pas que, tout près de lui, son ami Gower venait d’écrire sa Confessio Amantis, où mainte compilation antérieure était mise à contribution. Mais, dans ces recueils, si le nombre et la diversité des histoires étaient partout, la variété des tons ne se trouvait nulle part. Nul ne s’était encore avisé de chercher à rompre l’inévitable monotonie de toute série de contes, même excellemment contés, qui sortent directement, du premier au dernier, des lèvres du poète, ou qui n’ont au mieux pour intermédiaires entre lui et le lecteur que des personnages irréels ou identiques, et en somme médiocrement existants. Il s’agissait pour Chaucer d’interposer entre lui et ses lecteurs des conteurs nombreux et distincts dont chacun aurait son individualité bien marquée. C’est alors que lui vint l’idée si simple et pourtant si neuve d’un pèlerinage où