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60 Quiconque voudra chercher dans son grand volume
intitulé Légendes des Saintes de Cupidon[1]
y pourra voir les grandes et larges blessures
de Lucrèce et de Thisbé de Babylone,
l’épée dont se férit Didon pour le trompeur Enée,
l’arbre où Phyllis se pendit pour son Démophon,
la plainte de Déjanire et d’Hermione,
d’Ariane et d’Isiphile[2] ;
l’île stérile se dressant dans la mer ;
70 Léandre noyé pour sa chère Héro,
les larmes d’Hélène ainsi que le chagrin
de Briséis, et le tien, ô Ladomée[3],
ta cruauté, reine Médée,
tes petits enfants pendus par le cou
pour ton cher Jason, si faux en amour !
Hypermnestre, Pénélope, Alceste,
il loue vos vertus de femmes parmi les meilleures !
Mais certes il n’écrit pas un mot
sur le méchant exemple donné par Canacée[4],
coupable amante de son propre frère ; —
80 (a de telles maudites histoires je dis : « fi ! »)
ni non plus, suivant Tyrius Apollonius,
sur la façon dont le maudit roi Antiochus
ravit le pucelage de sa fille,
ce récit si affreux à lire,
quand il la renversa sur le pavé.
C’est pourquoi lui, de propos délibéré,
n’a voulu oncques écrire en aucun de ses ouvrages
pareilles horribles abominations,
et je n’en veux pas raconter non plus, si je le puis.
90 Mais pour mon récit comment dois-je faire aujourd’hui ?
Il me déplairait, sans doute, qu’on me comparât
à ces Muses nommées les Piérides[5]

  1. Les légendes des Saintes de Cupidon forment l’ouvrage connu maintenant sous le nom de La Légende des Femmes Vertueuses (The Legend of Good Women).
  2. Isiphile, i. e. Hypsophyle.
  3. Ladomée, i. e. Laodamie.
  4. L’histoire de Canacée comme celle d’Apollonius de Tyr est racontée dans la Confessio Amantis (liv. III et VIII) par Gower dont Chaucer semble ici critiquer le choix. Il insinue que lui-même, poète d’amour, ne se permet pas d’aussi abominables contes que son rival, le pieux et moral Gower.
  5. C’est-à-dire à ces fausses Muses, à ces filles de Pierus qui disputèrent le prix aux Muses et furent changées en pies. Voir Ovide, Métam., liv. V.