Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tout est couché. Besoin ne fut de dormitif.
Le meunier a humé la bière à si longs traits
qu’en son sommeil il ronfle aussi fort qu’un cheval
et ne se donne garde de tenir son derrière.
Sa femme avec vigueur joue l’accompagnement.
On eût ouï leur bruit à plus de deux cents toises ;
et la donzelle aussi ronfle par compagnie[1].

Alain le clerc entend la mélodie.
Il pousse Jean du coude et dit : « Dors-tu ?
4170 Entendis-tu jamais, dis-moi, chanson pareille ?
Hein ! les complies qu’à trois ils nous chantent ici !
Que le feu Saint-Antoine arde les importuns !
Qui jamais entendit si merveilleuse chose ?
Oui, que Dieu leur envoie la fleur des fins mauvaises !
Je n’aurai de sommeil de toute cette nuit.
Mais enfin, peu me chaut ; tout sera pour le mieux.
Car, Jean, ajouta-t-il, j’en jure mon salut,
je veux, si je le puis, caresser la pucelle.
Il nous est par la loi laissé quelque recours ;
4180 car il est une loi, Jean, qui nous dit ceci :
que si, sur certain point, certain homme est lésé,
il doit, sur certain autre, être dédommagé.
Notre blé est volé, en un mot comme en cent,
et ce jour fut pour nous trop mauvaise journée,
et puisqu’il n’est pour moi point de redressement,
je veux du moins avoir récompense à ma perle.
Non, non, pargué, je n’en choisis point d’autre. »

Jean répondit : « Alain, penses-y donc.
Le meunier, tu le sais, est homme à redouter,
4190 et, si de son sommeil jamais il s’éveillait,
il pourrait à tous deux nous faire vilenie ! »
Sur quoi Alain repart : « Je ne fais cas de lui non plus que d’une mouche. »
Il se lève et se glisse auprès de la pucelle.
Elle était sur le dos dormant profondément,
si bien qu’il fut si près, avant qu’elle l’aperçût,
que pour crier, vraiment ! il eût été trop tard ;

  1. En français dans le texte.