Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/15

Cette page a été validée par deux contributeurs.

par ce que les machines de l’œuvre avaient de factice, de contraire à ses instincts de présentation libre et vivante. Ses lectures de Dante, qui l’avaient d’abord stimulé, l’avaient bientôt ensuite laissé inquiet et désemparé. Il l’avait dit. Il s’était senti emporter par un grand aigle jusqu’à la voie lactée d’où la Terre n’apparaissait plus que comme un point dans l’espace. Invité à s’instruire dans la science stellaire, il avait confessé la peur que lui donnait pareille altitude, et finalement déclaré qu’il s’en remettait à des yeux plus puissants que les siens pour lire les signes célestes. Il s’était séparé de l’aigle avec une révérence narquoise autant qu’admirative, donnant à entendre en bon réaliste d’Angleterre, comme le devait faire quatre siècles plus tard Wordsworth, que la haute région raréfiée des abstractions et des rêves ne lui était pas respirable et que le sol terrestre était son domaine à lui.

Il s’était rapproché de terre, en effet, dans le dernier poème qu’il eût composé depuis lors, sa Légende des Femmes exemplaires, gracieux et tendre sujet où, en expiation des sarcasmes qu’il avait préalablement décochés à l’amour et à la femme, il se proposait de canoniser — d’après Ovide et Boccace — les grandes amantes tragiques de la mythologie et de l’histoire qui furent les martyres de Cupidon, les victimes de la trahison de l’homme. Comme toujours il se lança de grand cœur dans ce martyrologe pour souffrir bientôt de ce que la kyrielle avait de partial et de monotone. Il se lassait de cette unique corde élégiaque sur laquelle il avait à frapper. Il y fallait un tempérament exclusif d’idéaliste, alors que son sens vif de la réalité le ramenait, malgré qu’il en eût, à la pensée des femmes diverses, inégales, capables de bien ou de mal. Un irrésistible sourire lui venait de place en place déchirant l’illusion qu’il avait pour tâche de créer. Et voici que ce poème encore s’arrêtait avant sa conclusion, que l’auteur s’en détournait avec une sorte d’écœurement, trop conscient de son parti pris, et aspirant après un thème qui lui permît de faire tourner devant les yeux, librement, les aspects changeants et contradictoires de la vie réelle.

Cependant l’âge venait pour lui. Il était temps qu’il mît la main sur un sujet apparenté à son génie et conforme à son expé-