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Ils étaient d’une ville qui se nomme Strother,
là-bas, loin dans le Nord, où ? je ne le saurais dire.

Notre Alain donc s’active après son équipage.
Sur le dos d’un cheval il vous charge le sac.
Et puis en route, Alain, et, en route aussi, Jean,
bonne épée au côté et bouclier au flanc.
4020 Jean connaît bien la route, point n’est besoin de guide.
Arrivés au moulin, il décharge le sac.
Alain parla premier : « Salut, Simon, ma foi !
Et comment vont ta femme et ta fille jolie ? »

« Alain, sois bien venu, dit Sinquin, sur ma vie,
et Jean pareillement. Eh, qui donc vous amène ? »

— « Simon, dit Jean, pargué[1], nécessité fait loi.
Qui n’a pas de valet doit se servir soi-même,
ou bien il n’est qu’un sot, ainsi disent les clercs.
Notre manciple, il va, je le crois, trépasser —
4030 il a ses grosses dents qui le font tant souffrir !
et c’est pourquoi je viens, et Alain avec moi,
pour moudre notre grain et puis le remporter.
Dépêche-nous, de grâce, sitôt que tu pourras. »
— « Ainsi sera-t-il fait, dit Sinquin, par ma foi.
Mais vous que ferez-vous, quand se fera l’ouvrage ? »
— « Pargué, je me tiendrai tout près de la trémie,
dit Jean, afin de voir comme y entre le grain.
Je n’ai pas encore vu, par le sang de mon père,
comment cela va et vient, la trémie. »
4040 Alain à son tour dit : « Ainsi feras-tu, Jean.
Cependant, par mon chef, je me tiendrai en bas,
afin de voir comment la farine descend
dans l’auge, et ce sera là mon ébatement.
Car, Jean, en bonne foi, je puis te ressembler :
je suis certes aussi mauvais meunier que toi. »

Le meunier a souri de leur simplicité.
Il songea : « Ce qu’ils font, ce n’est tout que finesse.
Ils cuident que nul homme ne les saurait tromper.

  1. Le langage des clercs a des traits dialectaux du Nord. Comment conserver cet élément de charme ? La Fontaine nous suggère ces jurons qui seuls, donnent quelque couleur locale à ses Normands du conte des Troqueurs.