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découvrir un seul point de mes peines brûlantes
à vous, ma dame, que j’aime sur toute chose ;
mais je vous lègue le service de mon âme
à vous au-dessus de toute créature,
2770puisque ma vie ne peut plus durer.
Hélas ! malheur ! Hélas ! peine cruelle
que j’ai pour vous soufferte et si longtemps !
Hélas, la mort ! Hélas, mon Émilie !
Hélas, séparation de notre compagnie !
Hélas, reine de mon cœur ! hélas, ma femme !
dame de mon cœur, cause de ma fin.
Qu’est ce monde ? Que demandent les hommes ?
On aime et puis on est dans sa froide tombe,
seul sans aucune compagnie.
2780Adieu, ma douce ennemie, mon Émilie.
Prenez-moi doucement dans vos deux bras
par amour de Dieu, et écoutez ce que je dis.
J’ai ici contre mon cousin Palamon
eu lutte et rancœur depuis de longs jours,
par amour de vous et par ma jalousie.
Or, (Jupiter ait mon âme en sa garde !)
s’il faut parler d’un vrai servant d’amour,
ayant toute vertu véritablement,
c’est-à-dire loyauté, honneur et chevalerie,
2790sagesse, humilité, noblesse et haut lignage,
libéralité, et tout ce qui tient à l’art d’amour, —
eh bien ! que Jupiter ait une part de mon âme,
aussi vrai qu’au monde aujourd’hui je ne connais personne
si digne d’être aimé que Palamon
qui vous sert et servira toute sa vie.
Et si jamais vous devez vous marier,
n’oubliez pas Palamon, ce gentil homme. »

Et après ces mots la voix lui manqua,
car de ses pieds à sa poitrine était monté
2800le froid de la mort qui l’avait envahi.
Et déjà d’ailleurs dans ses deux bras
la force vitale est perdue et tout en allée.
Seule l’intelligence et rien d’autre
était demeurée en son cœur malade et navré ;