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maintenant, et reconfortez-vous en faisant honneur an déjeûner.

— Oh ! répliqua l’étranger, en prenant place à table, tout cela est affaire d’habitude, J'ai passé ces dix-huit derniers mois de la même manière, et je ne m’en porte pas plus mal.

Le couteau de Tony s’échappa de sa main à cette singulière assertion, et regardant l’étranger avec une indicible stupéfaction :

— Comment ? Sans avoir fermé l’œil une seule fois ?...

— Ainsi que vous le dites, répéta l’étranger.

— Alors vous êtes le diable en personne, s’écria Tony, se levant tout à coup avec un sentiment d’horreur qu’il éprouvait pour la première fois de sa vie.

— Donnez-vous donc, je vous prie, la peine de vous rasseoir, mon brave, reprit le colporteur, riant de la frayeur qu’il venait d’exciter ; pour vous rassurer, demeurez convaincu que chaque fois que je puis me procurer un an ou deux de bon sommeil en échange de ma marchandise, je n’en néglige pas l’occasion. Mais assez causé là-dessus. Maintenant répondez-moi à cette seule question : Qui vous rend si friand de sommeil ?

— Mais, reprit Tony, ne sachant trop comment répondre à une question qui l’embarrassait par sa simplicité même ; mais quand on a chassé tout le jour durant, m’est avis qu’on a besoin de sommeil, n’est-il pas vrai ?

— Peut-être ; mais si vous étiez riche, si vous ne chassiez que pour votre plaisir, si vous aviez un beau palais avec nombre de vassaux et de vassales, et que jour et nuit vous pussiez dépenser votre vie au milieu de plaisirs sans nombre, alors ne pourriez-vous pas vous passer de sommeil ?

— Je pense que lorsque viendrait la nuit, je sentirais encore le besoin de dormir, reprit Tony.

— Mais si ce besoin de dormir, on vous empêchait de le ressentir ? continua l’étranger.

— Oh ! alors, ce serait tout profit et fort agréable, par ma foi, de vivre ainsi doublement, et de s’amuser sans interruption !