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VIE DE RANCÉ

maginer que le déchiffreur a voulu s’amuser et amuser ses maîtres. Tous les autres écrivains du temps parlent de dom Gervaise comme d’un homme d’imagination, qui mérita peut-être la sévérité de Louis XIV, mais aucun ne raconte de lui ce qu’en dit Saint-Simon. L’amitié a ses excès et dans ce temps la parole ne ménageait ni ses pensées ni ses expressions.

Le roi, avançant à travers ces démêlés, nomma à l’abbaye de la Trappe dom Jacques de Lacour, après avoir envoyé le P. de Lachaise prendre des informations auprès de Rancé. Louis XIV descendait à ces détails de la société d’alors, comme Bonaparte entra dans les menues choses de la société d’aujourd’hui ; mais il y avait cela de grand dans la société passée, qu’elle s’appuyait à l’autel.

Le quiétisme était né dans l’année 1694, et il continua dans sa force jusqu’à l’année 1697. « Ce monde, dit Bossuet, semblait vouloir enfanter quelque étrange nouveauté : il faut aimer, disait ce monde, comme s’il était sans rédemption et sans Christ. »

Le nom de madame Guyon se trouvait mêlé à la controverse. Née à Montargis, elle avait pu voir en naissant le tombeau de Jean l’aveugle, tué à la bataille de Crécy. Restée veuve à l’âge de vingt-deux ans, elle parut à Paris en 1680. Ce fut pendant ces voyages en province qu’elle se tourna vers les idées mystiques, et qu’elle composa Le Moyen court. Arrivée à Paris, l’archevêque l’enferma dans le couvent de la Visitation au faubourg Saint-Antoine. Madame de Maintenon, qui se mêlait alors de questions religieuses, avait vu Madame Guyon, et la fit rendre à la liberté : celle-ci rencontra à Saint-Cyr Fénelon, et il dériva au quiétisme, renouvellement de l’hérésie des gnostiques. Madame Guyon a laissé des cantiques spirituels et un écrit intitulé Des Torrents : ils l’emportèrent. Bientôt s’ouvrirent à Issy sur le quiétisme des conférences entre Bossuet et Fénelon ; l’abbé de Rancé fut nommé juge, mais il n’y vint point. Placée à Vaugirard dans une maison sous la direction de M. de Lachétardie, curé de Saint-Sulpice, Madame Guyon donna une déclaration signée par Fénelon et par M. Tronson, à la fin de janvier 1697. Les Maximes des Saints parurent la même année.

Bossuet, à propos des Maximes, disait : « Qui lui conteste (à Fénelon) de l’esprit ? Il en a jusqu’à faire peur. » Les Maximes des Saints furent condamnées à Rome, et Fénelon, avec plus d’habileté que d’humilité, désavoua en chaire son ouvrage. Leibniz, parlant du livre de M. de Cambrai, attribue à l’abbé de La Trappe une lettre très solide dans laquelle il attaquait les faux mystiques. « Ils s’imaginent, disait Leibniz, qu’une fois uni à Dieu par un acte de foi pure et de pur amour, on y demeure uni tant qu’on ne révoque pas formellement cette union. » On remarque dans ces lettres de Rancé, écrites à l’abbé Nicaise à propos de ces derniers débats religieux, ce trait sur Cromwell : « Nous voyons un homme vivant jouer le personnage de la mort et d’une faux invisible renverser un trône. »

Le quiétisme fit plus de ravages en Italie qu’en France. On disait que Rancé pouvait seul répondre au livre des Maximes des Saints. L’abbé de La Trappe en écrivit à Bossuet, qui fit courir sa lettre, pour s’appuyer d’une si grande autorité : « Le livre de M. de Cambrai, mandait Rancé en 1697, m’est tombé entre les mains ; je n’ai pu comprendre qu’un homme de sa sorte fût capable de se laisser aller à des imaginations si contraires à ce que l’Evangile nous enseigne. » « Il n’y a rien, écrivait-il en même temps à l’abbé Nicaise, qui me fasse plus d’horreur que les extravagances et les dogmes impies que l’on attribue aux quiétistes. Dieu veuille que l’on en arrête le cours, que le mal qu’ils ont commencé de faire dans les lieux où ils se sont introduits ne passe pas plus loin ! »

Le 3 octobre 1689, Rancé disait : « Les hommes ne se lasseront-ils jamais de parler de moi ? Ce serait une chose bien douce d’être tellement dans l’oubli que l’on ne vécût plus que dans la mémoire de ses amis, » cris de tendresse qui rarement échappent à l’âme fermée de Rancé.

« On sait ce que vous avez écrit contre le monstrueux système du quiétisme, mande l’abbé de La Trappe à l’évêque de Meaux ; car tout ce que vous écrivez, monseigneur, sont des décisions. Si les chimères de ces fanatiques avaient lieu, il faudrait fermer les livres des divines Écritures, comme si elles ne nous étaient d’aucune utilité. » Ces lettres de Rancé furent mal reçues ; Fénelon avait de nombreux partisans « Ce prélat, dit Saint-Simon, était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l’aurait vu qu’une fois. Elle rassemblait tout, et les contrastes ne s’y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur ; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder. »

Un homme qui exerçait un empire aussi puissant sur la société devait avoir des fanatiques. Il a fallu que la révolution vînt nous éclairer, pour que nous comprissions cette expression de chimérique que Louis XIV appliquait à Fénelon.

Le duc de Nevers, Mancini, petit Italien devenu grand seigneur français par la vertu des richesses du duc de Mazarin, accusa Rancé, à propos de la querelle du quiétisme, de vouloir faire du bruit par vanité. Il y avait quelque excuse dans ces emportements du duc de Nevers : comment aurait-il pu s’empêcher de croire aux regrets de Rancé ? Il avait vu Mazarin dans sa robe de chambre de camelot fourré de petit-gris, un bonnet de nuit sur la tête, traîner ses pantoufles dans sa galerie, regarder en passant ses tableaux et dire : « Il faut quitter tout cela. »

Le quiétisme semblait dériver du molinisme. Rancé s’en était aperçu. Il connaissait, disait-il, une ville tout entière où s’étaient passées des choses effroyables introduites par un saint du caractère de Molinos.

La condamnation du saint-siège contre les Maximes des Saints fut publiée par des huissiers en 1699 en latin et en français ; elle prohibe ces Maximes : « Dans l’état de la sainte indifférence, l’âme n’a plus de désirs volontaires et délibérés dans son intérêt ; dans l’état de la sainte indifférence, on ne veut rien pour soi, on veut tout pour Dieu. La partie inférieure de Jésus-Christ sur la croix ne communiquait pas à la supérieure son trouble involontaire. Les saints mystiques ont exclu de l’état des âmes transformées les pratiques de la vertu. » Ainsi passent les siècles dans cette condamnation d’un évêque ; elle est signée du cardinal Albano et publiée à la tête du champ de Flore.

La société que Rancé avait quittée lui en voulait de sa pénitence. Une princesse malicieuse appliquait à l’abbé ces paroles de l’Évangile :

Vae nutrientibus ! Malheur à ceux qui ont des enfants à nourrir ! par allusion aux moines de la Trappe.

Saint-Simon, qui n’aimait pas Fénelon et qui se disait chaud partisan de Rancé, eut une querelle avec Charost. Charost disait que M. de La Trappe était le patriarche de Saint-Simon devant qui tout autre n’était rien. Saint-Simon répondit que M. de Cambrai avait été repris de justice, et qu’il y avait longtemps qu’il avait été condamné à Rome. « À ce mot, dit Saint-Simon, voilà Charost qui chancelle, qui veut répondre et qui balbutie ; la gorge s’enfle, les yeux lui sortent de la tête et la langue de la bouche ; madame de Nogaret s’écrie ; madame de Chastenet saute à sa cravate, qu’elle lui défait et le col de sa chemise ; madame de Saint-Simon court à un pot-d’eau, lui en jette, tâche de l’asseoir et de lui en faire avaler. J’y gagnai que Charost ne se commit plus à quoi que ce soit sur M. de La Trappe. »

Le monde accourait à la Trappe, la cour pour voir le vieil homme converti, pour en rire ou pour l’admirer, les savants pour causer avec le savant ; les prêtres pour s’instruire aux leçons de la pénitence. Jean-Baptiste Thiers fut du nombre des pèlerins ; il se moquait de tout, même lorsqu’il était sérieux. L’abstinence des trappistes et leur vie muette ne lui convenaient guère ; mais il y trouvait du nouveau, et la nouveauté l’alléchait : il écrivit l’Apologie de l’abbé de la Trappe. Rancé s’y opposait assez, quoiqu’il fût bien aise d’avoir un défenseur de l’esprit et du savoir de Thiers. Cette apologie fut supprimée par l’autorité. Rancé écrivait à l’abbé Nicaise, en 1694 : « Il est arrivé une aventure au pauvre M. Thiers ; je lui avais écrit avec beaucoup d’instance pour le prier de supprimer ma défense. Le pauvre homme, qui est plein d’amitié et de zèle pour