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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

plus belle, naguère errante à ses bords, et qui m’eût consolé de toutes les ombres que j’avais perdues !

De Schaffouse j’ai continué ma route pour Ulm. Le pays offre des bassins cultivés, où des monticules couverts de bois et détachés les uns des autres plongent leurs pieds. Dans ces bois qu’on exploitait alors, on remarquait des chênes, les uns abattus, les autres debout ; les premiers écorcés à terre, leurs troncs et leurs branches nus et blancs comme le squelette d’un animal bizarre ; les seconds portant sur leurs rameaux hirsutes et garnis d’une mousse noire la fraîche verdure du printemps : ils réunissaient ce qui ne se trouve jamais chez l’homme, la double beauté de la vieillesse et de la jeunesse.

Dans les sapinières de la plaine, des déracinements laissaient des places vides ; le sol avait été converti en prairies. Ces hippodromes de gazon au milieu des forêts ardoisées ont quelque chose de sévère et de riant, et rappellent les savanes du Nouveau Monde. Les cabanes tiennent encore du caractère suisse ; les hameaux et les auberges se distinguent par cette propreté appétissante ignorée dans notre pays.

Arrêté pour dîner entre six et sept heures du soir à Moskirch, je musais à la fenêtre de mon auberge : des troupeaux buvaient à une fontaine, une génisse sautait et folâtrait comme un chevreuil. Partout où l’on agit doucement envers les animaux, ils sont gais et se plaisent avec l’homme. En Allemagne et en Angleterre, on ne frappe point les chevaux, on ne les maltraite pas de paroles ; ils se rangent d’eux-mêmes au timon ; ils partent et s’arrêtent à la moindre émission de voix, au plus petit mouvement de la bride.