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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

ordonnances, doit être plus agréable à Charles X que moi qui n’ai point été parjure. C’est trop auprès d’un roi d’avoir deux fois raison : on préfère la trahison flatteuse au dévouement sévère. J’allais donc à Prague comme le soldat sicilien, pendu à Paris du temps de la Ligue, allait à la corde : le confesseur des Napolitains cherchait à lui mettre le cœur au ventre et lui disait chemin faisant : « Allegramente ! allegramente ! » Ainsi voguaient mes pensées tandis que les chevaux m’emportaient ; mais quand je songeais aux malheurs de la mère de Henri V, je me reprochais mes regrets.

Les bords du Rhin fuyant le long de ma voiture me faisaient une agréable distraction : lorsqu’on regarde un paysage par une fenêtre, quoiqu’on rêve à autre chose, il entre pourtant dans la pensée un reflet de l’image que l’on a sous les yeux. Nous roulions parmi des prairies peintes des fleurs de mai ; la verdure était nouvelle dans les bois, les vergers et les haies. Chevaux, ânes et vaches, porcs, chiens et moutons, poules et pigeons, oies et dindons, étaient aux champs avec leurs maîtres. Le Rhin, fleuve guerrier, semblait se plaire au milieu de cette scène pastorale, comme un vieux soldat logé en passant chez des laboureurs.

Le lendemain matin, 18 mai, avant d’arriver à Schaffouse, je me fis conduire au saut du Rhin ; je dérobai quelques moments à la chute des royaumes pour m’instruire à son image. Je me serais bien arrangé de finir mes jours dans le castel qui domine le chasme. Si j’avais placé à Niagara le rêve d’Atala non encore réalisé, si j’avais rencontré à Tivoli un autre songe déjà passé sur la terre, qui sait si, dans le donjon de la chute du Rhin, je n’aurais pas trouvé une vision