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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

pépinière de Cels, ancien ami de Rousseau. Desnoyers bâtit ses salons de cent couverts pour les soldats de la garde impériale, qui venaient trinquer entre chaque bataille gagnée, entre chaque royaume abattu. Quelques guinguettes s’élevèrent autour des moulins, depuis la barrière du Maine jusqu’à la barrière du Montparnasse. Plus haut était le Moulin janséniste et la petite maison de Lauzun pour contraste. Auprès des guinguettes furent placés des acacias, ombrage des pauvres, comme l’eau de Seltz est le vin de Champagne des gueux. Un théâtre forain fixa la population nomade des bastringues ; un village se forma avec une rue pavée, des chansonniers et des gendarmes, Amphions et Cécrops de la police.

Pendant que les vivants s’établissaient, les morts réclamaient leur place. On enferma, non sans opposition des ivrognes, un cimetière dans une enceinte où fut enclos un moulin ruiné, comme la tour des Abois : c’est là que la mort porte chaque jour le grain qu’elle a recueilli ; un simple mur la sépare des danses, de la musique, des tapages nocturnes ; les bruits d’un moment, les mariages d’une heure les séparent du silence sans terme, de la nuit sans fin et des noces éternelles.

Je parcours souvent ce cimetière moins vieux que moi, où les vers qui rongent les morts ne sont pas encore morts ; je lis les épitaphes : que de femmes de seize à trente ans sont devenues la proie de la tombe ! heureuses de n’avoir vécu que leur jeunesse ! La duchesse de Gèvres, dernière goutte du sang de Du Guesclin, squelette d’un autre âge, fait son somme au milieu des dormeurs plébéiens.