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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

2 juin 1833.

Parti de Hohlfeld, il est nuit quand je traverse Bamberg. Tout dort : je n’aperçois qu’une petite lumière dont la débile clarté vient du fond d’une chambre pâlir à une fenêtre. Qui veille ici ? le plaisir ou la douleur ? l’amour ou la mort ?

À Bamberg, en 1815, Berthier, prince de Neuchâtel, tomba d’un balcon dans la rue[1] : son maître allait tomber de plus haut.

Dimanche, 2 juin.

À Dettelbach, réapparition des vignes. Quatre végétaux marquent la limite de quatre natures et de quatre climats : le bouleau, la vigne, l’olivier et le palmier, toujours en marchant vers le soleil.

Après Dettelbach, deux relais jusqu’à Würtzbourg, et une bossue assise derrière ma voiture ; c’était l’Andrienne de Térence : Inopia egregia forma, ætate integra. Le postillon la veut faire descendre ; je m’y oppose pour deux raisons : 1o parce que je craindrais que cette fée me jetât un sort ; 2o parce qu’ayant lu dans une de mes biographies que je suis bossu, toutes

  1. Le maréchal Berthier, major-général de Napoléon, qui l’avait créé vice-connétable, prince de Wagram et prince souverain de Neuchâtel, et qui lui avait fait épouser la nièce du roi de Bavière, avait été des plus empressés, en 1814, à abandonner l’empereur et à jurer fidélité à Louis XVIII, qui le nomma pair de France et capitaine des gardes. Au 20 mars, il suivit d’abord le roi à Gand ; mais, mal vu de la petite cour du prince, il se retira en Bavière, à Bamberg. Le désespoir s’empara de lui. Un jour, le 1er juin 1815, un régiment russe, musique en tête, passe sous ses fenêtres, se dirigeant vers la frontière de France. À cette vue, comme frappé subitement de folie, Berthier se précipite du balcon de son château sur le pavé et se tue.