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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

c’est introduire la barbarie en Occident : des Ibrahim futurs pourront ramener l’avenir au temps de Charles-Martel, ou au temps du siège de Vienne, quand l’Europe fut sauvée par cette héroïque Pologne, sur laquelle pèse l’ingratitude des rois.

Je dois remarquer que j’ai été le seul, avec Benjamin Constant, à signaler l’imprévoyance des gouvernements chrétiens : un peuple dont l’ordre social est fondé sur l’esclavage et la polygamie est un peuple qu’il faut renvoyer aux steppes des Mongols.

En dernier résultat, la Turquie d’Europe, devenue vassale de la Russie en vertu du traité d’Unkiar Skélessi, n’existe plus[1] : si la question doit se décider immédiatement, ce dont je doute, il serait peut-être mieux qu’un empire indépendant eût son siège à Constantinople et fît un tout de la Grèce. Cela est-il possible ? je l’ignore. Quant à Méhémet-Ali, fermier et douanier impitoyable, l’Égypte, dans l’intérêt de la France, est mieux gardée par lui qu’elle ne le serait par les Anglais.

Mais je m’évertue à démontrer l’honneur de la Restauration ; eh ! qui s’inquiète de ce qu’elle a fait, surtout qui s’en inquiétera dans quelques années ? Autant vaudrait m’échauffer pour les intérêts de Tyr et d’Ecbatane : ce monde passé n’est plus et ne sera plus. Après Alexandre, commença le pouvoir romain ; après César, le christianisme changea le monde ; après Char-

  1. Le traité d’Unkiar Skélessi, entre la Russie et la Turquie, fut signé le 8 juin 1833. C’était un traité d’alliance défensive et offensive conclu pour huit ans. Une clause secrète fermait éventuellement les Dardanelles aux puissances européennes, tout en laissant ce détroit ouvert, ainsi que le Bosphore, à la seule Russie.