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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

moi le mal du pays que j’ai fort. Ce mal n’est autre chose que mes années qui m’ôtent les yeux pour voir comme je voyais autrefois : mon débris n’est pas assez grand pour se consoler avec celui de Rome. Quand je me promène seul à présent au milieu de tous ces décombres des siècles, ils ne me servent plus que d’échelle pour mesurer le temps : je remonte dans le passé, je vois ce que j’ai perdu et le bout de ce court avenir que j’ai devant moi ; je compte toutes les joies qui pourraient me rester, je n’en trouve aucune ; je m’efforce d’admirer ce que j’admirais, et je n’admire plus. Je rentre chez moi pour subir mes honneurs accablé du sirocco ou percé par la tramontane. Voilà toute ma vie, à un tombeau près que je n’ai pas encore eu le courage de visiter. On s’occupe beaucoup de monuments croulants ; on les appuie ; on les dégage de leurs plantes et de leurs fleurs ; les femmes que j’avais laissées jeunes sont devenues vieilles, et les ruines se sont rajeunies : que voulez-vous qu’on fasse ici ?

« Aussi je vous assure, monsieur, que je n’aspire qu’à rentrer dans ma rue d’Enfer pour ne plus en sortir. J’ai rempli envers mon pays et mes amis tous mes engagements. Quand vous serez dans le conseil d’État avec M. Bertin de Vaux, je n’aurai plus rien à demander, car vos talents vous auront bientôt porté plus haut. Ma retraite a contribué un peu, j’espère, à la cessation d’une opposition redoutable ; les libertés publiques sont acquises à jamais à la France. Mon sacrifice doit maintenant finir avec mon rôle. Je ne demande rien que de retourner à mon Infirmerie. Je n’ai qu’à me louer de ce pays ;