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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

nesse française que votre caractère et vos talents honorent, pour être, non pas son guide et son chef, mais son vieil ami. Mais, Monsieur, l’âge des illusions est passé pour moi ; je sens que mon rôle est fini, ma carrière achevée. Je n’ai jamais fait cas de la vie : ce qui m’en reste me semble ridicule ou pitoyable ; peu importe que ce vieux chiffon sèche maintenant au soleil de la patrie ou de l’exil.

Pour bien m’expliquer, Monsieur, il me faudrait un volume, et peut-être aurait-il le triste effet de vous ennuyer et de vous décourager. Je crains que la liberté ne soit pas un fruit du sol de la France ; hors quelques esprits élevés qui la comprennent, le reste s’en soucie peu. L’égalité, notre passion naturelle, est magnifique dans les grands cœurs, mais, pour les âmes étroites, c’est tout simplement de l’envie ; et, dans la foule, des meurtres et des désordres ; et puis l’égalité, comme le cheval de la fable, se laisse brider et seller pour se défaire de son ennemi ; toujours l’égalité s’est perdue dans le despotisme ; cela, Monsieur, vous expliquera toutes les désertions qui vous environnent ; le passage continuel de vos jeunes amis au pouvoir ; enfin, quelque chose de pis en ce moment : l’insensibilité de la France à ce qui lui fut toujours si cher : l’honneur de son nom et de ses armes… Ah ! Monsieur, j’ai le malheur d’être un ancien et un nouveau Français ; je me ferais écorcher vif pour l’honneur de la France et pendre pour ses libertés. À quoi serais-je bon dans un pays qui ne sent plus le premier et qui est toujours prêt à livrer les secondes ? Entre les panégyristes de la Terreur et les amis de la paix à tout prix, où est ma place ? Combattre les uns et les autres ! Où serait mon public ? Y a-t-il en France vingt hommes comme vous ? J’en doute. Vivez, Monsieur, pour conserver le feu sacré, mais sachez bien, pour ne pas vous tromper, que vous et quelques-uns de vos jeunes compagnons en avez seuls le dépôt. La civilisation générale ne rétrogradera pas, mais elle pourra périr en un lieu, en un pays, en France, et être errante comme l’Église du Christ. Croyez que je vous parle de tout ceci avec douleur, mais sans humeur et sans regrets cachés… En vérité, il faudrait être bien fou pour déplorer le peu de jours que cette révolution enlève à ma vie publique ; elle me rend même un service en mettant dans l’ombre les années où j’allais radoter ; je lui sais gré de m’avoir retranché brusquement du nombre des vivants. Il y a, dans mon voisinage, à l’hospice du mont Saint-Bernard, une chambre où l’on dépose, avant de les enterrer, les voyageurs qui ont péri dans une tourmente : c’est là que je suis engourdi. À votre âge, Monsieur, il faut soigner sa vie ; au mien, il faut soigner sa mort. L’avenir au delà de la tombe est