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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

vieux monuments de Paris ; il est d’une époque dont il ne reste presque rien. Que sont donc devenus vos romantiques ? On porte le marteau dans une église, et ils se taisent ! Ô mes fils ! combien vous êtes dégénérés ! Faut-il que votre grand-père élève seul sa voix cassée en faveur de vos temples ? Vous ferez une ode, mais durera-t-elle autant qu’une ogive de Saint-Germain-l’Auxerrois ? Et les artistes ne présentent point de pétitions contre cette barbarie ! Comme le plus humble de leurs camarades, je suis prêt à mettre ma signature à la suite de leurs noms. Détruire est facile, on l’a dit mille fois ; et je ne connais pas au monde d’ouvriers qui aillent plus vite en cette besogne que les Français ; mais reconstruire ! Qu’ont-ils bâti depuis quarante ans ?

On veut percer une rue ! Très bien : commencez les abatis par le côté opposé au Louvre, par la place de Grève, cela vous donnera du temps ; vous serez deux ou trois ans, peut-être davantage, à tracer votre voie ; alors, quand vous arriverez à Saint-Germain, vous aurez mûri vos réflexions, vous jugerez mieux de l’effet même du monument, à l’extrémité de l’ouverture… On a abattu la Bastille et l’on a bien fait. La Bastille était une prison. Je ne sache pas qu’on ait enfermé personne à Saint-Germain-l’Auxerrois ; mais, même sur l’emplacement de la Bastille, qu’a-t-on élevé ? D’abord un arbre de la liberté que le sabre de Bonaparte a coupé, pour faire place à un éléphant d’argile ; et puis, après l’éléphant, que va-t-il survenir ? Et tout cela, vous le savez, était à toujours, pour les siècles, pour l’éternité, comme nos serments. Quand Napoléon ordonna les travaux du Carrousel et de la rue de Rivoli, il croyait bien voir la fin de son entreprise ; la rue de Rivoli a vu passer l’Empire et la Restauration sans être achevée. Qui vous répond que la nouvelle monarchie ira jusqu’au bout de la rue qu’elle va ouvrir par une ruine ? Nous autres Français, nous sommes trop conséquents dans le mal et pas assez logiques dans le bien : parce qu’une imprudence taquine a produit à Saint-Germain une vengeance sacrilège, est-il de toute nécessité de continuer la dernière ? Les Parisiens ne peuvent-ils s’amuser sans jeter les meubles par les fenêtres, ou sans abattre les monuments publics ? On honorerait bien mieux les héros de Juillet en leur donnant à enlever les places fortes bâties contre nous, avec notre argent, qu’en livrant à leur courage une église ravagée, où ils ne trouveront pas même le curé pour la défendre. N’enfoncerons-nous plus notre chapeau sur notre tête que pour marcher contre un vicaire ou pour monter à l’assaut d’un clocher, et aurons-nous encore longtemps le chapeau bas devant l’insolence étrangère ? Il serait triste qu’on ap-