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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

fuis environnée de mes désirs, de ma jalousie, et laisse-moi me débattre avec l’horreur de mes années et le chaos de ma nature, où le ciel et l’enfer, la haine et l’amour, l’indifférence et la passion se mêlent dans une confusion pitoyable.

Si tu te laissais aller au caprice où tombe quelquefois l’imagination d’une jeune femme, le jour viendrait où le regard d’un jeune homme t’arracherait à ta fatale erreur ; car même les changements et les dégoûts arrivent entre les amants du même âge. Alors, comment me verrais-tu quand je viendrais à t’apparaître sous ma forme naturelle ? Toi, tu irais te purifier dans des jeunes bras d’avoir été pressée dans les miens ; mais moi, que deviendrais-je ? Tu me promettrais ta vénération, ton amitié, tes respects ; et chacun de ces mots me percerait le cœur. Réduit à cacher ma double défaite, à dévorer des larmes qui feraient rire quiconque les apercevrait dans mes yeux, à renfermer dans mon sein mes plaintes, à mourir de jalousie, je me représenterais tes plaisirs ; je me dirais : À présent, à cette heure où elle me parlait, elle meurt de volupté dans les bras d’un autre ; elle lui redit ces mots tendres qu’elle m’a dits avec cette ardeur de la passion qu’elle n’a jamais pu sentir pour moi. Alors, tous les tourments de l’enfer entreraient dans mon âme, et je ne pourrais les apaiser que par des crimes.

Et pourtant, quoi de plus injuste ? Si tu m’avais donné quelques moments de bonheur, me les devais-tu ? Devais-tu me donner toute ta jeunesse ? N’était-il pas tout simple que tu cherchasses les harmonies de ton âge, et ces rapports d’âge et de beauté qui appartiennent à ta nature ? Te devais-je autre chose que la plus vive reconnaissance pour t’être un moment arrêtée auprès du vieux voyageur ? Tout cela est juste et vrai ; mais ne compte pas sur ma vertu : si tu étais à moi, pour te quitter, il me faudrait ta mort ou la mienne. Je te pardonnerais ton bonheur avec un ange ; avec un homme, jamais !

N’espère pas me tromper, l’amitié a bien plus d’illusions que l’amour, et elles sont bien plus durables. L’amitié se fait des idoles, et les voit telles qu’elle les a créées : elle vit du cœur et de l’âme ; la fidélité lui est naturelle, elle s’accroît avec les années.

L’amour enivre, mais l’ivresse passe. Il ne vit pas de pureté[1], et ne se nourrit pas de gloire : découvrant tous les jours que l’idole qu’il a créée perd quelque chose à ses yeux, il en voit

  1. L’auteur de la copie et moi avons cru lire cette phrase dans le manuscrit, mais nous ne sommes sûrs, ni l’un ni l’autre, de notre lecture. (Note de M. Victor Giraud.)