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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

À peine Dupaty avait quitté l’Italie que Gœthe vint le remplacer. Le président au Parlement de Bordeaux entendit-il jamais parler de Gœthe ? Et néanmoins le nom de Gœthe vit sur cette terre où celui de Dupaty s’est évanoui. Ce n’est pas que j’aime le puissant génie de l’Allemagne ; j’ai peu de sympathie pour le poète de la matière ; je sens Schiller, j’entends Gœthe. Qu’il y ait de grandes beautés dans l’enthousiasme que Gœthe éprouve à Rome pour Jupiter, d’excellents critiques le jugent ainsi, mais je préfère le Dieu de la Croix au Dieu de l’Olympe. Je cherche en vain l’auteur de Werther le long des rives du Tibre ; je ne le retrouve que dans cette phrase : « Ma vie actuelle est comme un rêve de jeunesse ; nous verrons si je suis destiné à le goûter ou à reconnaître que celui-ci est vain comme tant d’autres l’ont été. »

Quand l’aigle de Napoléon laissa Rome échapper de ses serres, elle retomba dans le sein de ses paisibles pasteurs : alors Byron parut aux murs croulants des Césars ; il jeta son imagination désolée sur tant de ruines, comme un manteau de deuil. Rome ! tu avais un nom, il t’en donna un autre ; ce nom te restera ; il t’appela « la Niobé des Nations, privée de ses enfants et de ses couronnes, sans voix pour dire ses infortunes, portant dans ses mains une urne vide dont la poussière est depuis longtemps dispersée[1]. »

Après ce dernier orage de poésie, Byron ne tarda pas de mourir. J’aurais pu voir Byron à Genève, et je ne l’ai point vu ; j’aurais pu voir Gœthe à Weimar, et je ne l’ai point vu ; mais j’ai vu tomber madame de Staël qui, dédaignant de vivre au delà de sa jeunesse,

  1. Le Pèlerinage de Childe-Harold, chant IV, stance LXXIX.