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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

« Savez-vous ce qui est arrivé cette nuit ? Les gardes nobles qui veillent auprès de « ce reste tel qui va disparaître » ont cru voir le pape se ranimer. Ils ont entendu, au milieu de leur silence, un bruit léger qui s’échappait de la figure du pontife. Ils sont tombés la face contre terre et le bruit a cessé. C’était la peau du visage et les paupières qui se resserraient sous le contact de l’air, comme le parchemin craque sous les doigts. Je tiens cette anecdote funèbre du capitaine des gardes, le Suisse Pfeiffer, qui me l’a racontée ce matin. On n’entendra plus rien, pas même ce froissement du parchemin une fois fait pour toujours, de ce chef de l’Église habile et vertueux, qui prédisait, il y a peu de semaines, de longues agitations à ses États, à la France et à l’Europe. Il a été un modérateur éclairé des intérêts du monde pendant cinq ans d’un règne trop court, et il n’a recueilli que l’impopularité pour prix de ses pieux efforts. C’est l’histoire de tous les pays. »

Nous avons dépassé le môle d’Adrien et le Tibre au milieu de nos réflexions et de nos regrets. Ils nous ont suivis en face de cette Locanda dell’orso que Montaigne a rendue célèbre et où déjà de nombreux et joyeux buveurs s’applaudissaient de voir rouverts à leurs orgies les mille cabarets que les décrets du pape avaient fermés. À Ripetta, en nous séparant, M. de Chateaubriand m’a dit : « Voulez-vous que demain, pour nous distraire du lugubre spectacle qu’un pape vient de nous donner, nous allions voir mes fouilles de Torre-Vergatta ? La campagne romaine, déjà belle au début du printemps, et les souvenirs des siècles passés, nous feront oublier pour quelques heures nos sollicitudes du présent et nos tristesses. »

Nous sommes en effet partis aujourd’hui, tête à tête, dans mon petit wurst allemand, que, pour garder l’incognito, l’ambassadeur a préféré à ses pompeuses voitures, même à son coupé favori, que j’ai fait faire à Londres, en 1822, pour nous conduire à Windsor (il a traversé la mauvaise fortune de son maître, et il reparaît avec son crédit dans les rues de Rome). M. de Chateaubriand a conservé une taciturnité méditative, entrecoupée de rares interjections, jusqu’au pont Milvius. Là son front s’est déridé : « Admirez, » m’a-t-il dit, « la puissance de l’art de peindre. Ce pont, témoin d’une victoire qui changea la face du monde, et la plaine environnante, m’apparaissent bien moins comme ils sont que sous les couleurs de la magnifique fresque de Jules Romain au Vatican. C’est un chef-d’œuvre. Tout s’y trouve ; et surtout ce Tibre, gros des destinées humaines, qui va noyer Maxence et couronner Constantin. Ah ! pourquoi n’a-t-il pas éloigné miss Bathurst ! tant de beauté innocente et tant de