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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

lac, je suis allé chercher, toujours avec madame Récamier, des promenades moins fréquentées. Nous avons découvert, en aval du Rhône, une gorge resserrée où le fleuve coule bouillonnant au-dessous de plusieurs moulins, entre des falaises rocheuses coupées de prairies. Une de ces prairies s’étend au pied d’une colline, sur laquelle, parmi un bouquet d’ormes, est plantée une maison.

Nous avons remonté et descendu plusieurs fois en causant cette bande étroite de gazon qui sépare le fleuve bruyant du silencieux coteau : combien est-il de personnes qu’on puisse ennuyer de ce que l’on a été et mener avec soi en arrière sur la trace de ses jours ? Nous avons parlé de ces temps, toujours pénibles et toujours regrettés, où les passions font le bonheur et le martyre de la jeunesse. Maintenant j’écris cette page à minuit, tandis que tout repose autour de moi et qu’à travers ma fenêtre je vois briller quelques étoiles sur les Alpes.

Madame Récamier va nous quitter, elle reviendra au printemps, et moi je vais passer l’hiver à évoquer mes heures évanouies, à les faire comparaître une à une au tribunal de ma raison. Je ne sais si je serai bien impartial et si le juge n’aura pas trop d’indulgence pour le coupable. Je passerai l’été prochain dans la patrie de Jean-Jacques. Dieu veuille que je ne gagne pas la maladie du rêveur. Et puis, quand l’automne sera revenu, nous irons en Italie : Italiam ! c’est mon éternel refrain.