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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

net rempli de dépouilles de Napoléon. Je me suis demandé pourquoi ce vestiaire me laissait froid ; pourquoi ce petit chapeau, cette ceinture, cet uniforme porté à telle bataille me trouvaient si indifférent : j’étais bien plus troublé en racontant la mort de Napoléon à Sainte-Hélène ! La raison en est que Napoléon est notre contemporain ; nous l’avons tous vu et connu : il vit dans notre souvenir ; mais le héros est encore trop près de sa gloire. Dans mille ans, ce sera autre chose : il n’y a que les siècles qui aient donné le parfum de l’ambre à la sueur d’Alexandre ; attendons : d’un conquérant il ne faut montrer que l’épée.

Retourné à Wolfsberg avec madame Récamier, je partis la nuit : le temps était obscur et pluvieux ; le vent soufflait dans les arbres, et la hulotte lamentait : vraie scène de Germanie.

Madame de Chateaubriand arriva bientôt à Lucerne : L’humidité de la ville l’effraya, et Lugano étant trop cher, nous nous décidâmes à venir à Genève. Nous prîmes notre route par Sempach : le lac garde la mémoire d’une bataille qui assura l’affranchissement des Suisses, à une époque où les nations de ce côté-ci des Alpes avaient perdu leurs libertés. Au delà de Sempach, nous passâmes devant l’abbaye de Saint-Urbain, tombant comme tous les monuments du christianisme. Elle est située dans un lieu triste, à l’orée d’une bruyère qui conduit à des bois : si j’eusse été libre et seul, j’aurais demandé aux moines quelque trou dans leurs murailles, pour y achever mes Mémoires auprès d’une chouette ; puis je serais allé finir mes jours sans rien faire sous le beau soleil