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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

moi aimer, et vous verrez qu’un pommier isolé, battu du vent, jeté de travers au milieu des froments de la Beauce ; une fleur de sagette dans un marais ; un petit cours d’eau dans un chemin ; une mousse, une fougère, une capillaire sur le flanc d’une roche ; un ciel humide, enfumé ; une mésange dans le jardin d’un presbytère ; une hirondelle volant bas, par un jour de pluie, sous le chaume d’une grange ou le long d’un cloître ; une chauve-souris même remplaçant l’hirondelle autour d’un clocher champêtre, tremblotant sur ses ailes de gaze dans les dernières lueurs du crépuscule ; toutes ces petites choses, rattachées à quelques souvenirs, s’enchanteront des mystères de mon bonheur ou de la tristesse de mes regrets. En définitive, c’est la jeunesse de la vie, ce sont les personnes qui font les beaux sites. Les glaces de la baie de Baftin peuvent être riantes avec une société selon le cœur, les bords de l’Ohio et du Gange lamentables en l’absence de toute affection. Un poète a dit :

La patrie est aux lieux où l’âme est enchaînée.

Il en est de même de la beauté.

En voilà trop à propos de montagnes ; je les aime comme grandes solitudes ; je les aime comme cadre, bordure et lointain d’un beau tableau ; je les aime comme rempart et asile de la liberté ; je les aime comme ajoutant quelque chose de l’infini aux passions de l’âme : équitablement et raisonnablement, voilà tout le bien qu’on peut en dire. Si je ne dois pas me fixer aux revers des Alpes, ma course au Saint-Gothard restera un fait sans liaison, une vue d’optique isolée