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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

épanouie du monde. Mille toises gravies dans l’espace ne changent rien à ma vue du ciel ; Dieu ne paraît pas plus grand du sommet de la montagne que du fond de la vallée. Si pour devenir un homme robuste, un saint, un génie supérieur, il ne s’agissait que de planer sur les nuages, pourquoi tant de malades, de mécréants et d’imbéciles ne se donnent-ils pas la peine de grimper au Simplon ? Il faut certes qu’ils soient bien obstinés à leurs infirmités.

Le paysage n’est créé que par le soleil ; c’est la lumière qui fait le paysage. Une grève de Carthage, une bruyère de la rive de Sorrente, une lisière de cannes desséchées dans la Campagne romaine, sont plus magnifiques, éclairées des feux du couchant ou de l’aurore, que toutes les Alpes de ce côté-ci des Gaules. De ces trous surnommés vallées, où l’on ne voit goutte en plein midi ; de ces hauts paravents à l’ancre appelés montagnes ; de ces torrents salis qui beuglent avec les vaches de leurs bords ; de ces faces violâtres, de ces cous goîtreux, de ces ventres hydropiques : foin !

Si les montagnes de nos climats peuvent justifier les éloges de leurs admirateurs, ce n’est que quand elles sont enveloppées dans la nuit dont elles épaississent le chaos : leurs angles, leurs ressauts, leurs grandes lignes, leurs immenses ombres portées, augmentent d’effet à la clarté de la lune. Les astres les découpent et les gravent dans le ciel en pyramides, en cônes, en obélisques, en architecture d’albâtre, tantôt jetant sur elles un voile de gaze et les harmoniant par des nuances indéterminées, légèrement lavées de bleu ; tantôt les sculptant une à une et les séparant