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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Deux étangs, sur le plateau du Saint-Gothard, donnent naissance, l’un au Tessin, l’autre à la Reuss. La source de la Reuss est moins élevée que la source du Tessin, de sorte qu’en creusant un canal de quelques centaines de pas, on jetterait le Tessin dans la Reuss. Si l’on répétait le même ouvrage pour les principaux affluents de ces eaux, on produirait d’étranges métamorphoses dans les contrées au bas des Alpes. Un montagnard se peut donner le plaisir de supprimer un fleuve, de fertiliser ou de stériliser un pays ; voilà de quoi rabattre l’orgueil de la puissance.

C’est chose merveilleuse que de voir la Reuss et le Tessin se dire un éternel adieu et prendre leurs chemins opposés sur les deux versants du Saint-Gothard ; leurs berceaux se touchent ; leurs destinées sont séparées : ils vont chercher des terres différentes et divers soleils ; mais leurs mères, toujours unies, ne cessent du haut de la solitude de nourrir leurs enfants désunis.

Il y avait jadis, sur le Saint-Gothard, un hospice desservi par des capucins ; on n’en voit plus que les ruines ; il ne reste de la religion qu’une croix de bois vermoulu avec son christ : Dieu demeure quand les hommes se retirent.

Sur le plateau du Saint-Gothard, désert dans le ciel, finit un monde et commence un autre monde : les noms germaniques sont remplacés par des noms italiens. Je quitte ma compagne, la Reuss, qui m’avait amené, en la remontant, du lac de Lucerne, pour descendre au lac de Lugano avec mon nouveau guide, le Tessin.

Le Saint-Gothard est taillé à pic du côté de l’Italie ;