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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

(voir Souvorov : variantes orthographiques)

par exemple, était tout autrement aventureuse que la route actuelle. Le pont du Diable méritait sa renommée, lorsqu’en l’abordant on apercevait au-dessus la cascade de la Reuss, et qu’il traçait un arc obscur, ou plutôt un étroit sentier à travers la vapeur brillante de la chute. Puis, au bout du pont, le chemin montait à pic, pour atteindre la chapelle dont on voit encore la ruine. Au moins, les habitants d’Uri ont eu la pieuse idée de bâtir une autre chapelle à la cascade.

Enfin ce n’étaient pas des hommes comme nous qui traversaient autrefois les Alpes, c’étaient des hordes de Barbares ou des légions romaines. C’étaient des caravanes de marchands, des chevaliers, des condottieri, des routiers, des pèlerins, des prélats, des moines. On racontait des aventures étranges : Qui avait bâti le pont du Diable ? Qui avait précipité dans la prairie de Wasen la roche du Diable ? Çà et là s’élevaient des donjons, des croix, des oratoires, des monastères, des ermitages, gardant la mémoire d’une invasion, d’une rencontre, d’un miracle ou d’un malheur. Chaque tribu montagnarde conservait sa langue, ses vêtements, ses mœurs, ses usages. On ne trouvait point, il est vrai, dans un désert, une excellente auberge ; on n’y buvait point de vin de Champagne ; on n’y lisait point la gazette ; mais s’il y avait plus de voleurs au Saint-Gothard, il y avait moins de fripons dans la société. Que la civilisation est une belle chose ! cette perle, je la laisse au beau premier lapidaire.

Suwarow et ses soldats ont été les derniers voyageurs dans ce défilé, au bout duquel ils rencontrèrent Masséna.