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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

arêtes vives du roc ; amarrés par leurs racines, ils résistent au choc des tempêtes.

Le chemin, quelques carrés de pommes de terre, attestent seuls l’homme dans ce lieu : il faut qu’il mange et qu’il marche ; c’est le résumé de son histoire. Les troupeaux, relégués aux pâturages des régions supérieures, ne paraissent point ; d’oiseaux, aucun ; d’aigles, il n’en est plus question : le grand aigle est tombé dans l’océan en passant à Sainte-Hélène ; il n’y a vol si haut et si fort qui ne défaille dans l’immensité des cieux. L’aiglon royal vient de mourir. On nous avait annoncé d’autres aiglons de Juillet 1830 ; apparemment qu’ils sont descendus de leur aire pour nicher avec les pigeons pattus. Ils n’enlèveront jamais de chamois dans leurs serres ; débilité à la lueur domestique, leur regard clignotant ne contemplera jamais du sommet du Saint-Gothard le libre et éclatant soleil de la gloire de la France.

Après avoir franchi le pont du Saut du prêtre, et contourné le mamelon du village de Wasen, on reprend la rive droite de la Reuss ; à l’une et l’autre orée, des cascades blanchissent parmi des gazons, tendus comme des tapisseries vertes sur le passage des voyageurs. Par un défilé, on aperçoit le glacier de Ranz qui se lie aux glaciers de la Furca.

Enfin, on pénètre dans la vallée de Schœllenen, où commence la première rampe du Saint-Gothard. Cette vallée est une coche de deux mille pieds de profondeur, entaillée dans un plein bloc de granit. Les parois du bloc forment des murs gigantesques surplombants. Les montagnes n’offrent plus que leurs flancs et leurs