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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Reuss accueillent le barde de l’Armorique. Depuis longtemps je ne m’étais trouvé seul et libre ; rien dans la chambre où je suis enfermé : deux couches pour un voyageur qui veille et qui n’a ni amours à bercer, ni songes à faire. Ces montagnes, cet orage, cette nuit sont des trésors perdus pour moi. Que de vie, cependant, je sens au fond de mon âme ! Jamais, quand le sang le plus ardent coulait de mon cœur dans mes veines, je n’ai parlé le langage des passions avec autant d’énergie que je le pourrais faire en ce moment. Il me semble que je vois sortir des flancs du Saint-Gothard ma sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ? as-tu pitié de moi ? Tu le vois, je ne suis changé que de visage ; toujours chimérique, dévoré d’un feu sans cause et sans aliment. Je sors du monde, et j’y entrais quand je te créai dans un moment d’extase et de délire. Voici l’heure où je t’invoquai dans ma tour. Je puis encore ouvrir ma fenêtre pour te laisser entrer. Si tu n’es pas contente des grâces que je t’avais prodiguées, je te ferai cent fois plus séduisante ; ma palette n’est pas épuisée ; j’ai vu plus de beautés et je sais mieux peindre. Viens t’asseoir sur mes genoux ; n’aie pas peur de mes cheveux, caresse-les de tes doigts de fée ou d’ombre ; qu’ils rembrunissent sous tes baisers. Cette tête, que ces cheveux qui tombent n’assagissent point, est tout aussi folle qu’elle l’était lorsque je te donnai l’être, fille aînée de mes illusions, doux fruit de mes mystérieuses amours avec ma première solitude ! Viens, nous monterons encore ensemble sur nos nuages ; nous irons avec la foudre sillonner, illuminer, embraser les précipices où je passerai demain.