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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

taines où Fürst, Arnold de Melchtal et Stauffacher jurèrent la délivrance de leur pays ; voilà, au pied de l’Achsenberg, la chapelle qui signale l’endroit où Tell, sautant de la barque de Gessler, la repoussa d’un coup de pied au milieu des vagues.

Mais Tell et ses compagnons ont-ils jamais existé[1] ? Ne seraient-ils que des personnages du Nord, nés des chants des Scaldes et dont on retrouve les traditions héroïques sur les rivages de la Suède ? Les Suisses sont-ils aujourd’hui ce qu’ils étaient à l’époque de la conquête de leur indépendance ? Ces sentiers des ours voient rouler des calèches où Tell et ses compagnons bondissaient, l’arc à la main, d’abîme en abîme : moi-même suis-je un voyageur en harmonie avec ces lieux ?

Un orage me vient heureusement assaillir. Nous abordons dans une crique, à quelques pas de la chapelle de Tell : c’est toujours le même Dieu qui soulève les vents, et la même confiance dans ce Dieu qui rassure les hommes. Comme autrefois, en traversant l’Océan, les lacs de l’Amérique, les mers de la Grèce, de la Syrie, j’écris sur un papier inondé. Les nuages, les flots, les roulements de la foudre s’allient mieux au souvenir de l’antique liberté des Alpes que la voix de cette nature efféminée et dégénérée que mon siècle a placée malgré moi dans mon sein.

  1. Les chroniques contemporaines de la révolution de 1307 ne font aucune mention de Guillaume Tell. Elles ne parlent que des trois conjurés du Grütli, Fürst, d’Uri, Stauffacher, de Schwytz, et Arnold de Melchtal, d’Underwald. Ce n’est qu’à la fin du xve siècle que les historiens nationaux ont commencé à parler de Guillaume Tell et de ses exploits, et les narrations qu’ils en ont données renferment les plus graves invraisemblances au double point de vue géographique et chronologique.