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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

« Paris, 7 août 1832.
« À M. de Béranger.

« Je voulais, monsieur, aller vous dire adieu et vous remercier de votre souvenir ; le temps m’a manqué et je suis obligé de partir sans avoir le plaisir de vous voir et de vous embrasser. J’ignore mon avenir : y a-t-il aujourd’hui un avenir clair pour personne ? Nous ne sommes pas dans un temps de révolution, mais de transformation sociale : or les transformations s’accomplissent lentement, et les générations qui se trouvent placées dans la période de la métamorphose périssent obscures et misérables. Si l’Europe (ce qui pourrait bien être) est à l’âge de la décrépitude, c’est une autre affaire : elle ne produira rien, et s’éteindra dans une impuissante anarchie de passions, de mœurs et de doctrines. En ce cas, monsieur, vous aurez chanté sur un tombeau.

« J’ai rempli, monsieur, tous mes engagements : je suis revenu à votre voix ; j’ai défendu ce que j’étais venu défendre ; j’ai subi le choléra : je retourne à la montagne. Ne brisez pas votre lyre, comme vous nous en menacez ; je lui dois un de mes plus glorieux titres au souvenir des hommes. Faites encore sourire et pleurer la France : car il arrive, par un secret de vous seul connu, que dans vos chansons populaires les paroles sont gaies et la musique plaintive.

« Je me recommande à votre amitié et à votre muse.

« Chateaubriand. »