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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

avait exécuté sa sonate moins bien que de coutume. Ce petit concert que mon hôte me donnait en famille, n’ayant que moi pour auditeur, était tout singulier. Pendant que cette scène toute pastorale se passait dans l’intimité du foyer, des sergents de ville m’amenaient du dehors des confrères à coups de crosse de fusil et de bâton ferré ; quelle paix et quelle harmonie régnaient pourtant au cœur de la police !

J’eus le bonheur de faire accorder une faveur toute semblable à celle dont je jouissais, la faveur de la geôle, à M. Ch. Philipon[1] : condamné pour son talent

  1. Charles Philipon (1800-1862). Dessinateur habile, ayant un joli brin de plume à son crayon, il fonda en 1831 la Caricature, journal hebdomadaire très spécial, à la fois artistique et politique. Le rédacteur principal était Louis Desnoyers, un journaliste endiablé, l’auteur des Béotiens de Paris. Les dessinateurs étaient, avec Philipon, Daumier, Grandville, Gavarni, Henry Monnier, Numa, Achille Devéria et D. Traviès. Le journal eut une vogue européenne, et tout Paris se pressait aux vitrines de la maison Aubert, alors située à l’entrée du passage Véro-Dodat, faisant vis-à-vis à la cour des Fontaines, où étaient exposées les images de la Caricature. Toutes les fois qu’on voulait faire provision de bon rire, on y allait. Cela passait même pour une recette contre l’envahissement de la jaunisse. « La maison Aubert, la meilleure des pharmacies ! » disait le peuple. Le parquet qui, lui, riait jaune, multiplia contre Philipon les saisies et les procès. Au cours d’un de ces procès, sur les bancs mêmes de la Cour d’assises, en trois coups de crayon, il dessina une poire, qui se trouva être la tête du roi Louis-Philippe. Le lendemain, la poire était sur toutes les murailles, et ses pépins allaient devenir, jusqu’à la fin du règne, entre les mains de l’opposition, un projectile dont républicains et légitimistes se servaient à l’envi. En 1834, il créa le Charivari, et continua ainsi, par la plume et le dessin, sa guerre à la monarchie de Juillet. Depuis 1848, il a fait paraître coup sur coup le Journal Amusant, le Musée Français, et le Petit Journal pour rire. Il est mort en 1862. Ses amis auraient pu inscrire sur sa tombe ce vers de Barthélémy dans la Némésis :
    Philipon, Juvénal de la Caricature.