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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

neté du peuple. Je n’étais pas assez niais ou assez faux pour croire que le peuple avait été convoqué, consulté, et que l’ordre politique établi était le résultat d’un arrêt national. Si l’on me faisait un procès pour vol, meurtre, incendie et autres crimes et délits sociaux, je répondrais à la justice ; mais quand on m’intentait un procès politique, je n’avais rien à répondre à une autorité qui n’avait aucun pouvoir légal, et, par conséquent, rien à me demander.

Quinze jours s’écoulèrent de la sorte. M. Desmortiers, dont j’avais appris les fureurs (fureurs qu’il tâchait de communiquer aux juges), m’abordait d’un air confit, me disant : « Vous ne voulez pas me dire votre illustre nom ? » Dans un des interrogatoires, il me lut une lettre de Charles X au duc de Fitz-James, et où se trouvait une phrase honorable pour moi. « Eh bien ! monsieur, lui dis-je, que signifie cette lettre ? il est notoire que je suis resté fidèle à mon vieux roi, que je n’ai pas prêté serment à Philippe. Au surplus, je suis vivement touché de la lettre de mon souverain exilé. Dans le cours de ses prospérités, il ne m’a jamais rien dit de semblable, et cette phrase me paye de tous mes services. »

Madame Récamier, à qui tant de prisonniers ont dû consolation et délivrance, se fit conduire à ma nouvelle retraite. M. de Béranger descendit de Passy pour me dire en chanson, sous le règne de ses amis, ce qui se pratiquait dans les geôles au temps des miens : il ne pouvait plus me jeter au nez la Restauration. Mon gros vieux ami M. Bertin[1] vint m’administrer les sa-

  1. Voir l’Appendice no XIII : Chateaubriand et M. Bertin aîné.