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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Le geôlier qui devait me mettre en souricière n’était pas levé, on le réveilla en frappant à son guichet, et il alla préparer mon gîte. Tandis qu’il s’occupait de son œuvre, je me promenais dans la cour de long en large avec le sieur Léotaud qui me gardait. Il causait et me disait amicalement, car il était très honnête : « Monsieur le vicomte, j’ai bien l’honneur de vous remettre ; je vous ai présenté les armes plusieurs fois, lorsque vous étiez ministre et que vous veniez chez le roi ; je servais dans les gardes du corps ; mais que voulez-vous ! on a une femme, des enfants ; il faut vivre ! — Vous avez raison, monsieur Léotaud ; combien ça vous rapporte-t-il ? — Ah ! monsieur le vicomte, c’est selon les captures… Il y a des gratifications tantôt bien, tantôt mal, comme à la guerre. »

Pendant ma promenade, je voyais rentrer les mouchards dans différents déguisements comme des masques le mercredi des Cendres à la descente de la Courtille : ils venaient rendre compte des faits et gestes de la nuit. Les uns étaient habillés en marchands de salade, en crieurs des rues, en charbonniers, en forts de la halle, en marchands de vieux habits, en chiffonniers, en joueurs d’orgue ; les autres étaient coiffés de perruques sous lesquelles paraissaient des cheveux d’une autre couleur ; les autres avaient barbes, moustaches et favoris postiches ; les autres traînaient les jambes comme de respectables invalides et portaient un éclatant ruban rouge à leur boutonnière. Ils s’enfonçaient dans une petite cour et bientôt revenaient sous d’autres costumes, sans moustaches, sans barbes, sans favoris, sans perruques, sans hottes, sans jambes