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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

« Votre Altesse Royale peut tout défier, tout braver avec son âge ; il lui reste plus d’années à parcourir qu’il ne s’en est écoulé depuis le commencement de la Révolution. Or, que n’ont point vu ces dernières années ? Quand la République, l’Empire, la légitimité ont passé, l’amphibie du juste-milieu ne passerait point ! Quoi ! ce serait pour arriver à la misère d’hommes et de choses de ce moment que nous aurions traversé et dépensé tant de crimes, de malheur, de talent, de liberté, de gloire ! Quoi ! l’Europe bouleversée, les trônes croulant les uns sur les autres, les générations précipitées à la fosse le glaive dans le sein, le monde en travail pendant un demi-siècle, tout cela pour enfanter la quasi-légitimité ! On concevrait une grande République émergeant de ce cataclysme social ; du moins serait-elle habile à hériter des conquêtes de la Révolution, à savoir, la liberté politique, la liberté et la publicité de la pensée, le nivellement des rangs, l’admission à tous les emplois, l’égalité de tous devant la loi, l’élection et la souveraineté populaire. Mais comment supposer qu’un troupeau de sordides médiocrités, sauvées du naufrage, puissent employer ces principes ? À quelle proportion ne les ont-elles pas déjà réduits ! elles les détestent et ne soupirent qu’après les lois d’exception ; elles voudraient prendre toutes ces libertés sous la couronne qu’elles ont forgée, comme sous une trappe ; puis on niaiserait béatement avec des canaux, des chemins de fer, des tripotages d’arts, des arrangements de lettres ; monde de machines, de bavardage et de suffisance surnommé société modèle. Malheur à toute supério-