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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

d’hui la chrétienté, qui décidez de la paix ou de la guerre, qui mangez du cochon après avoir vendu de vieux chapeaux, qui êtes les favoris des rois et des belles, tout laids et tout sales que vous êtes ! ah ! si vous vouliez changer de peau avec moi ! si je pouvais au moins me glisser dans vos coffres-forts, vous voler ce que vous avez dérobé à des fils de famille, je serais le plus heureux homme du monde !

J’aurais bien un moyen d’exister : je pourrais m’adresser aux monarques ; comme j’ai tout perdu pour leur couronne, il serait assez juste qu’ils me nourrissent. Mais cette idée qui devrait leur venir ne leur vient pas, et à moi elle vient encore moins. Plutôt que de m’asseoir aux banquets des rois, j’aimerais mieux recommencer la diète que je fis autrefois à Londres avec mon pauvre ami Ilingant. Toutefois l’heureux temps des greniers est passé, non que je m’y trouvasse fort bien, mais j’y manquerais d’aise, j’y tiendrais trop de place avec les falbalas de ma renommée ; je n’y serais plus avec ma seule chemise et la taille fine d’un inconnu qui n’a point dîné. Mon cousin de la Boüétardaye n’est plus là pour jouer du violon sur mon grabat dans sa robe rouge de conseiller au Parlement de Bretagne, et pour se tenir chaud la nuit, couvert d’une chaise en guise de courtepointe ; Peltier n’est plus là pour nous donner à dîner avec l’argent du roi Christophe, et surtout la magicienne n’est plus là, la Jeunesse, qui, par un sourire, change l’indigence en trésor, qui vous amène pour maîtresse sa sœur cadette l’Espérance ; celle-ci aussi trompeuse que son aînée, mais revenant encore quand l’autre a fui pour toujours.