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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Une chose m’étonne toujours quand je pense à Voltaire : avec un esprit supérieur, raisonnable, éclairé, il est resté complètement étranger au christianisme ; jamais il n’a vu ce que chacun voit : que l’établissement de l’Évangile, à ne considérer que le rapport humain, est la plus grande révolution qui se soit opérée sur la terre. Il est vrai de dire qu’au siècle de Voltaire cette idée n’était venue dans la tête de personne. Les théologiens défendaient le christianisme comme un fait accompli, comme une vérité fondée sur des lois émanées de l’autorité spirituelle et temporelle ; les philosophes l’attaquaient comme un abus venu des prêtres et des rois : on n’allait pas plus loin que cela. Je ne doute pas que si l’on eût pu présenter tout à coup à Voltaire l’autre côté de la question, son intelligence lucide et prompte n’en eût été frappée : on rougit de la manière mesquine et bornée dont il traitait un sujet qui n’embrasse rien moins que la transformation des peuples, l’introduction de la morale, un principe nouveau de société, un autre droit des gens, un autre ordre d’idées, le changement total de l’humanité. Malheureusement, le grand écrivain qui se perd en répandant des idées funestes entraîne beaucoup d’esprits d’une moindre étendue dans sa chute : il ressemble à ces anciens despotes de l’Orient sur le tombeau desquels on immolait des esclaves.

Là, à Ferney, où il n’entre plus personne, à ce Ferney autour duquel je viens rôder seul, que de personnages célèbres sont accourus ! Ils dorment, rassemblés pour jamais au fond des lettres de Voltaire, leur temple hypogée : le souffle d’un siècle s’affaiblit par